Eric Ambler

Le masque de Dimitrios

Editions de L'Olivier 2024



Au premier abord, ce roman atypique est vraiment déroutant. Le personnage principal, l’enquêteur, est foncièrement insipide. Il est cependant important puisqu’il constitue le fil conducteur de l’histoire. Ses tâtonnements, ses errements parfois, créent des temps de respiration propices à l’imagination du lecteur. Pour tout dire, il est tellement mauvais qu’on se met, en lisant, à réfléchir à sa place. Ses avancées, ses trouvailles, souvent davantage dues au hasard qu’à la pertinence de ses hypothèses, relancent provisoirement l’espoir d’aboutir mais s’avèrent très vite être des tunnels dans lesquels ni lui, ni le lecteur, n’y voient goutte.

Le narrateur s’amuse à tirer les ficelles de sa marionnette qui ne veut pas continuer son enquête tout en la continuant avec une détermination à toute épreuve, un peu à l’image du lecteur qui se promet d’abandonner le livre à la fin du chapitre et qui, cependant, ne peut pas s’empêcher de se lancer dans le chapitre suivant.

L’enquête ? On ne sait pas pourquoi elle est menée. C’est une enquête sans enjeux, sans motif, sans nécessité, dirigée par un enquêteur assez terne qui est tout sauf un enquêteur. Elle a pour objet un homme obscur et peu recommandable, mais déjà mort, vite enterré, dans le cadre d’une affaire déjà classée.

Mais alors où se niche l’intérêt du roman ? Tout d’abord dans tous ces manques qui lui donnent au départ une dimension absurde. En effet, le véritable objet de l’enquête c’est d’abord la quête du sens, trouver le sens de tout ce mal que se donne Latimer pour découvrir ce qui se cache derrière le cadavre du Bosphore.

Ensuite, deux ressorts puissants viennent étoffer le roman. Le premier consiste à créer un suspense permanent et efficace à l’aide d’un anti-héros, un écrivain falot, naïf et peu inventif mais tenace, teigneux comme un roquet, et une anti-enquête qui, pourtant, suit un cours haletant et mouvementé. Le deuxième ressort repose sur les personnages successifs que rencontre notre écrivain/enquêteur/ravi de la crèche. Tous sont haut en couleur et succulents. Le premier, le colonel Haki, chef des services secrets turcs, est un modèle du genre. Mais les autres sont tout aussi emblématiques d’une faune internationale et souterraine où se mêlent espionnage, trafics, assassinats politiques ou criminels, guerres d’influence et rivalités, soif de pouvoir et de richesses. Et parmi eux, les personnages de femmes, même s’ils sont secondaires, sont particulièrement marquants, autant la maquerelle aux yeux noirs au fond d’une sombre ruelle de Sofia que la mystérieuse et insaisissable comtesse qui va au sport d’hiver dans la très à la mode station de ski, saint Anton.


Et tout ce petit monde, aussi criminel que fourbe et menteur, est dispersé dans un univers neutre dont seuls les noms ont une réalité géographique. D’Istamboul à Athènes, de Sophia à Belgrade, de Bâle à Paris, l’enquêteur déambule sans qu’aucun lieu ne l’arrête ni ne l’absorbe, sans que le narrateur n’esquisse la moindre description, des lieux interchangeables, un arrière-plan géographique complexe mais presque absent, une sorte de grande toile vierge sur laquelle ressortent mieux encore les personnages insolites qui le peuplent. Ce choix – on partira du principe qu’il s’agit d’un choix – crée un effet déroutant, aussi déroutant que le roman lui-même, comme si le monde de 1939 n’était plus que cette masse informe et illisible de crimes et de délits auxquels plus personne ne prend garde ; une vraie cocotte-minute où entrent en ébullition les vices et les aberrations de la belle Europe de 1939.

Au bout du compte, il faut lire ce roman avec la même conviction que Latimer face à son enquête, sans oublier de se laisser séduire par l’ingéniosité du narrateur, car dans un roman, il n’y a pas de hasard, seulement une providence pleine de malice.


Stella et l'Amérique

Joseph Incardona

Editions Finitude 2024


Stella : une prostituée qui accomplit des miracles en donnant du plaisir à ses clients. De quoi faire se retourner dans leurs tombes tous les saints du Paradis, quelques-uns pour s’en réjouir, bien d’autres, pour en prendre ombrage.

Généralement, les romans et récits qui retiennent mon attention abordent des sujets graves, de front, de biais, par en-dessous ou par au-dessus. Cette gravité est toujours envahissante, soutenue, la plupart du temps, par une trame narrative complexe qui peut en brouiller le sens et la portée, s’emberlificoter dans le réel ou dans l’Histoire, projeter un avenir improbable ou désespérant. En général, lorsqu’il n’est pas désespérant, cet avenir est très improbable.

Mais avec Stella et l’Amérique, c’est la truculence qui est au premier plan, qui envahit tout dès les premières lignes. Pour une fois, j’ai changé de registre et je n’ai pas été déçue. J’ai savouré un style espiègle, une histoire à dormir debout pleine de personnages pétulants – aussi bien les bons que les méchants – des dialogues lestes et sémillants, une intrigue fringante qui se cabre à chaque nouveau chapitre – très courts les chapitres – et qui promet toujours plus d’imprévus, « Ah mais ça va barder, par la sainte pute ! ».

La sainte pute. Tout est là, dans ce très académique oxymore : la sainte et la pute, la grâce et la malédiction, la vie et la mort, le bon (au féminin), la brute et le truand (au pluriel) qui finissent par se rejoindre et ne faire plus qu’un dans un dénouement d’un classicisme aussi surprenant qu’attendu, désespérant et plein d’espoir.

On n’éclate pas de rire en lisant, on ricane intérieurement constamment. On glousse. On pouffe. On s’esclaffe.

A première vue, tout cela ressemble à un canular, une coquetterie irrévérencieuse de romancier en quête d’une sentence comminatoire condamnant l’humain à sa tragique et absurde condition à coups de caricatures et d’hyperboles et en rigolant. Mais à y regarder de plus près, c’est bien moins péremptoire que ça. « En réalité de la réalité », c’est une synthèse réjouissante de nos goûts facétieux pour le divertissement, de notre façon pittoresque, et somme toute sympathique, de dédramatiser le mal, la souffrance et la mort et de conjurer nos peurs. A coup sûr, Blaise Pascal s’en offusquerait, mais, malgré tout le respect que je lui dois, je n’ai qu’un conseil : sachons nous en réjouir, par la sainte pute !

Véronique de Haas

20 mars 2024



Un Endroit inconvénient

Jonathan Littell et Antoine D'Agata

Edition Gallimard 2023

Un non-lieu. Que peut être un non-lieu ? Un lieu qui n’existe pas ? Mais comment un lieu peut ne pas exister ? En réalité, peut-être qu’un non-lieu est un lieu qui existe plus encore que n’importe quel lieu. Un lieu dont le sens a été gommé, effacé, dérobé. Un lieu qui repose sur des couches profondément enfouies dans la terre, sur des couches d’ossements, de cendres, de sens et d’histoire.

Un non-lieu, c’est un lieu qui se lit à la verticale, qui ne se donne pas à l’horizontalité du regard. Pour le trouver, il faut gratter avec ses ongles, creuser avec sa pelle, fouiller dans les mémoires, décoder les souvenirs, les entrechoquer. Et encore, parfois n’y accède-t-on pas vraiment, ou partiellement, parcimonieusement. Et pourtant, c’est un lieu qui palpite, qui nous habite et nous assaille, qu’on le veuille ou non. Pour expérimenter la pesanteur de ces non-lieux, Jonathan Littell nous emmène en Ukraine accompagné de son ami photographe Antoine D’Agata. C’est ironique d’aller sur des non-lieux avec un photographe car il ne peut pas photographier : ou on le lui interdit ou il n’y a rien à photographier. Pourtant le texte de Jonathan Littell est parsemé de photographies : des arbres, des immeubles vétustes, des visages, des ombres, des ruines. Et ces photographies disent l’absence, l’invisibilité. Elles portent en elles les tragédies qu’elles ne peuvent pas voir, encore moins montrer parce qu’elles sont hors du temps.

Du coup, la photographie et le texte s’imbriquent l’un dans l’autre et s’associent pour faire vibrer le vivant, le regard vivant qui va au-devant des morts pour les inscrire, non pas dans la mémoire, mais dans la conscience, à jamais.

En mettant en lien Babyn Yar et Boutcha, deux faubourgs de la ville de Kyiv, Jonathan Littell rapproche, de façon perturbante, une des pires périodes de notre histoire, l’Holocauste, et une tragique actualité, la guerre en Ukraine. Mais à Boutcha, le temps est restauré. La proximité temporelle implique une inscription forte avec des dates, des heures, des durées, des instantanés. Les photographies, qui restent sans âge, ne font plus vibrer un vivant enfoui. Au contraire, elles font peser l’immobilité de la mort en surface. Et le récit s’évertue à reconstruire le déroulement des événements comme on fait un puzzle. Alors défilent les noms d’hommes, de femmes, d’enfants, les noms de rues, les numéros de villas, la succession des tirs pour restituer la configuration du massacre.

Or, le lien avec les massacres des années 1940 restent une évidence déstabilisante : des corps abandonnés qui pourrissent sur place, là même où ils ont été tués, des noms de rues en russe qui apparaissent incidemment, des formules endémiques, « opération nettoyage », qui surgissent pour expliquer l’action.

L’anonymat des victimes, c’est le principe même des massacres de masse : on arrache la vie mais aussi l’identité des victimes, c’est ainsi l’arracher à son humanité, c’est nier son humanité.

Changer le nom des villes et des rues dans le pays conquis, c’est se l’approprier, c’est lui arracher son histoire.

Quant au « nettoyage », il ne relève pas d’une opération militaire pour lutter contre un ennemi menaçant et clairement identifié, mais d’une opération politique qui frappe à l'aveugle pour affirmer un pouvoir absolu et incontestable.

C’est ce qu’ont fait les nazis en Russie, en Pologne et en Europe de l’Est ; c’est ce qu’ont fait les Russes sur les terres reconquises en Ukraine, en Pologne et en Europe de l’Est.

Ukraine « terre de sang », faite de ces non-lieux aux lectures verticales, quelle part as-tu prise à ces tragiques violences ? Et aujourd’hui, quelle est ta posture face à ces tragédies dont tu portes en tes terres les blessures à l’instar des ravins comblés de Babyn Yar ? Question cruciale que Jonathan Littell pose aux réalités qu’il reconstitue et aux personnages qu’il croise.

Car il ne faudrait pas croire que ces non-lieux sont toujours vides. Au contraire, ils sont parfois surchargés de monuments disparates et incohérents qui en pulvérisent le sens et la portée au point de devenir illisibles. C’est le cas à Babyn Yar : une sorte de concurrence mémorielle après le désert de l’époque soviétique, qui frise l’absurde.

La note sur les graphies qui ouvre le texte est révélatrice de la problématique essentielle à laquelle parvient le parcours de Jonathan Littell après maints allers-retours sur ces non-lieux/hyper-lieux et après de nombreuses rencontres : l’équipollence différentielle entre le russe et l’ukrainien. Les graphies sont les mêmes mais sont différentes, et cette différence doit être respectée à la lettre. Entre Babyn Yar et Babiy Yar, il y a identité mais il y a une lettre de différence, et dans cette lettre, un monde suffisamment puissant pour déclencher une guerre à tout moment, et cela depuis la nuit des temps.

C’est ce paradoxe si difficile à saisir, pour nous occidentaux, qu’explore Jonathan Littell en effeuillant, pétale après pétale, les fleurs fanées de ces lieux incommodes si meurtris que la seule issue pour avancer est de faire comme s’ils n’avaient pas existé. Or, il ne suffit pas d’en avoir la mémoire, encore faut-il pouvoir en avoir la conscience et prendre en compte ce que cette conscience implique.

Un récit percutant et passionnant, difficile à écrire sans doute, à lire aussi, à vivre assurément plus encore, pour ceux qui sont là-bas.


Véronique de Haas

18 mars 2024


Spirale Rédoine Faïd

Edition JC Lattès

oct.2023

Déroutant de se retrouver immergé dans la tête d’un braqueur de fourgons blindés. Déroutant de suivre à la seconde près le déroulement d’un hold-up soigneusement préparé, d’accompagner au détail près la logistique d’une cavale, de partager les affres d’une garde à vue, de s’associer aux bouillonnements, aux humiliations, aux désespérances d’une incarcération. Et ça sonne juste, de la première à la dernière phrase, et c’est captivant, désespérant mais captivant.

Mais en réalité, tout cela n’est qu’artifice. Ce qui fascine dans ce récit, c’est l’homme qui est tapi derrière cet arsenal d’actions d’éclat, de ruminements, d’errances mentales et physiques. Cet homme, doté d’une morale bien à lui, d’une sensibilité renversante, d’une intelligence au-dessus de la moyenne et d’une énergie à toute épreuve, s’enferre, année après année, délit après délit, dans cet univers du grand banditisme dont il finit par apparaître comme le fer de lance et qui le dévore en lui procurant l’adrénaline dont il a besoin pour avoir le sentiment d’exister. Un homme, auteur/narrateur/protagoniste du récit, diablement sympathique, condamné à une interminable peine de prison, et qui, au bout du compte, trouve dans l’écriture le moyen de vivre, dans son enfermement, à un degré accru d’intensité et de tension extrême.

Puissance de l’écriture de parvenir à créer cette tension. Mais pour qu’elle ait cette puissance, il faut qu’elle naisse d’un esprit qui sache mettre en mots les réalités charnelles et humaines du monde dans lequel s’inscrit son histoire. Le récit ne peut pas être une simple photographie du réel. Pour que ce réel « rentre » dans l’écriture, il faut opérer un décalage, une sorte de déraillement, ce que Louis Ferdinand Céline appelait « le procédé de la canne cassée ».

« Si vous prenez un bâton et si vous voulez le faire paraître droit dans l’eau, vous allez le courber d’abord parce que la réfraction fait que si je mets ma canne dans l’eau, elle a l’air d’être cassée, il faut la casser avant de la plonger dans l’eau. C’est un vrai travail. C’est le travail du styliste. »*

Ainsi procède Rédoine Faïd : il commence par casser la réalité pour la faire sortir de ses gonds avant de la plonger dans les mots et lui donner toute son intensité émotionnelle, toute son épaisseur tragique, tout en lui conservant son authenticité. Sans doute le choix d’une structure du récit en puzzle concoure largement à cet effet. Mais il ne suffit pas. Il faut créer une faille entre la réalité et le récit (entre l’auteur et le narrateur). Cette faille n’est pas un vide mais un vivier d’humaines conditions. Elle est paradoxale, au même titre que l’humanité qu’elle abrite, jamais la même et pourtant tous les humains s’y retrouvent, tous les lecteurs et tous les personnages, du plus minable des délinquants au plus prestigieux patron de la police. Ils y sont fondamentalement égaux face au destin, face au malheur, face au combat quotidien contre l’adversité, l’ennemi, la peur, l’échec, la mort.

De tout cela, surgit au fil des pages, une écriture en prise sur le vivant, capable de restituer l’intensité de l’émotion humaine – celle que chacun a tant de mal à exprimer honnêtement – capable de charrier de l’émotion à l’infini pour ne pas laisser échapper la vie. Ainsi Rédoine Faïd remplit-il la mission qui incombe à tout écrivain, telle que la définit Stefan Zweig dans Le Monde d’hier : « … la vraie mission du poète qui est de protéger et de défendre ce qu’il y a d’universellement humain dans l’homme. »

De ce récit ressort aussi, comme une gifle donnée à la société française, l’immonde réalité de nos prisons, scandaleuse et contre-productive. Tout le monde la connaît et depuis longtemps. Mais il ne se passe rien de significatif parce que ce ne sont pas des réformes qui peuvent changer les choses. Ce n’est pas qu’une question de moyens. C’est une tâche collective qui incombe à la société tout entière, dont chacun doit être partie prenante et qui repose sur un changement d’état d’esprit, un renoncement à deux principes ancrés dans notre culture : la haine/peur de la différence culturelle et la souffrance/humiliation nécessaire à l’expiation. Deux rapières mentales, gravées dans l’inconscient collectif, qui ont provoqué dans notre histoire les pires catastrophes mais que le monde contemporain ne parvient pas à dépasser pour tendre vers cet « universellement humain » dont on parle beaucoup mais que l’on a tant de mal à faire vivre, pour lequel il faudrait faire le contraire de ce que fait la littérature : le faire sortir des gonds des mots pour le faire exister dans la réalité. C’est une autre évasion. C’est peut-être encore plus difficile que de s’évader de n’importe quelle prison.



Véronique de Haas

février 2024


* Extrait de la transcription d’un enregistrement.

Appendice des Œuvres complètes de L.F.Céline Tome II p.934

Paris Gallimard Collection Bibliothèque de la Pléiade 1974


Patrick Modiano

La Danseuse

Editions Gallimard 2023

Avec Modiano, il faut que la mémoire s’épuise pour éprouver le soulagement que procure la reconstruction du souvenir, ou plutôt, le surgissement du « Présent éternel », car il ne s’agit pas de reconstruire.

Si ce n’est que dans La Danseuse, c’est la mémoire d’une autre que l’écriture cherche à saisir en même temps que celle du narrateur. Etrange « je » du narrateur qui se raconte et se quitte pour revenir à elle comme si elle était « je ».

Comme toujours, dans les romans de Patrick Modiano, on se cogne partout. Le récit se cogne contre les murs, contre les gens que l’on croise dans la rue, contre les portes des immeubles, contre les souvenirs en miettes. Et à force de se cogner, le récit n’a pas d’autre issue que de faire « un trou dans le mur » de la mémoire. Mais n’est-ce pas là une des fonctions essentielles de la littérature, faire des trous dans les murs de la conscience collective ?

Dans la conscience du lecteur, les questions fusent et interrogent les bribes qui émergent de mémoires bancales, souffreteuses, à la fois floues, elliptiques, et pourtant incroyablement précises au point de se demander où le narrateur se situe dans le récit. En effet, le « je » joue avec l’écriture, s’embusque sans cesse à l’intérieur de ses personnages, à la fois impotent et tout-puissant.

Et comme toujours, dans les romans de Patrick Modiano, on sillonne les rues de Paris. On va et vient d’une rue à l’autre, d’une gare à l’autre, ni perdu, ni indécis, mais au contraire entièrement investi dans ces trajets comme si la vraie vie ne se déroulait vraiment que pendant ces parcours et restait en suspension lorsque chacun rentre chez soi ou vaque à ses activités. Peu à peu, de rue en rue, de bar en bar, l’univers de la danseuse s’étoffe et se complexifie, se peuple de figures insaisissables qui surgissent de son présent ou de son passé, mais tout reste mystérieux, gorgé de questions sans réponse.

Ainsi les couches du temps se superposent-elles, dotée chacune de ses obsessions et de ses défaillances. Le temps de l’écriture – dont la date précise nous est donnée dans le dernier chapitre – le temps du passé du narrateur et de sa relation avec la danseuse, le temps du passé de la danseuse dont on ne connaîtra jamais le nom parce qu’elle n’a d’existence que par la danse. Cette logique temporelle accumule les flottements, les tâtonnements, les incertitudes, mais progressivement, et de manière étonnamment directe, parvient à réunir les pièces du puzzle d’une vie tragiquement banale métamorphosée par la magie de l’écriture, en une vie fascinante et troublante. Seul, comme toujours, le « je » reste en retrait et sombre dans « la fin des temps ».

De tout cela ressort un récit d’une extrême délicatesse et d’une grande élégance qui fait de son lecteur un respectueux obligé.


Véronique de Haas








Carl Pineau

L'Arménien - Nuits nantaises 80's

Editions Lajouanie 2022



Nantes. Les années 80. L’Arménien, un truand torturé, manipulateur, habile et diablement séduisant, est assassiné. Qui l’a tué ? Et pourquoi ?

Avec cette enquête, Carl Pineau esquisse le personnage de Greg Brandt, cet inspecteur de la police judiciaire nantais qui va s’épanouir, s’étoffer au fil des romans de la série nantaise. Dans L’ Arménien, Greg Brandt reste dans l’ombre. Il enquête mais en sourdine, en non-dits, presqu’en apartés, mû par une intuition qui murit au fil des pages jusqu’à devenir conviction. Une façon très originale et subtile de gérer une enquête policière : le flic surgit de temps à autre, de préférence à des moments où on ne l’attend pas, semble agir de façon contre-productive, sans jamais lâcher le fil de son idée de départ. Il ne résout rien, les événements s’en chargent à ses dépens. Déroutant.

Plus déroutant encore, le traitement du temps narratif. La chronologie est prise au collet. Elle existe bel et bien mais elle est traitée à l’envers. En fait, le récit s’ouvre sur la mort de l’Arménien et s’applique à reconstituer son parcours depuis son arrivée à Nantes vingt ans plus tôt. Autrement dit, le récit n’avance pas, jamais. Il recule mais pas de façon linéaire, par saccades, en alternant les retours en arrière et les moments d’actualité au cours desquels tout le monde, les personnages, l’enquêteur, le lecteur, piétinent et s’enlisent au point que la seule issue est de se tourner vers le passé.

Mais le plus étonnant, c’est l’usage que le narrateur – subtilement embusqué au cœur de sa narration – fait de la première personne. Les deux personnages de premier plan, la psy et le meilleur ami de l’Arménien, sont omniprésents et s’expriment à la première personne. Deux « je » qui s’ignorent ou se croisent sans se reconnaître, et qui tissent la toile du récit. Les épisodes de cette double narration se répondent, se complètent ou se contredisent dans un jeu de mise en miroir qui permet au lecteur d’emboîter une à une, en tâtonnant, chaque pièce du puzzle de la vie de l’Arménien au fur et à mesure de sa lecture. Et ces deux personnages, aux antipodes de la société, de la morale, de la vie, dont le seul point commun est leur lien de nature radicalement différente, mais au bout du compte paradoxalement identique, avec l’Arménien, vont finir par se ressembler, quasiment fusionner au point qu’au bout d’un certain temps de lecture, il faut quelques paragraphes pour distinguer qui parle, de l’un ou de l’autre. Un véritable tour de passe-passe dont la magie se dissipe avec le dénouement.

Une technique narrative délicate mais efficace qui permet d’échapper à l’exigüité du récit à la première personne et qui, gérée avec une grande maîtrise, favorise l’accumulation des paradoxes, humains et dramatiques, des interrogations, des effets de suspens pour livrer au lecteur un récit haletant, jamais obscur mais toujours déroutant. Un vrai régal. A lire absolument…ainsi que les récits suivants de la série nantaise bien sûr.


Carl Pineau

Pour Quelques millions

Roman policier

Editions Lajoinie 2021



Nous voilà immergés dans un monde cruel, violent, arbitrairement violent, avide, démesurément avide, indifférent à tout hormis le pouvoir et l’argent. Et ce monde, c’est le nôtre, celui dans lequel nous nous évertuons à donner un sens à nos petites vies chaotiques.


Carl Pineau brosse un univers implacable, incroyablement élastique où le lecteur surfe sur les scènes de crime, les comptes offshore, les salons luxueux, les bureaux étriqués et les masures sordides dans un tourbillon de vagues pernicieuses qui emportent tout.

Au cœur de cet univers, les personnages évoluent à l’aveugle, pris au piège de leur propre existence, de leurs ambitions, de leurs vices, ni tout à fait ignobles, mais capables de le devenir, ni tout à fait vertueux même lorsqu’ils désireraient le devenir, soumis toujours aux lois d’un système foncièrement perverti et au poids d’un hasard malicieux. Ainsi, de Paris à La Havane et de La Havane à Paris, le lecteur est bringuebalé dans un malconfort certain entretenu par un suspens croissant où les sommes pharaoniques et les crimes incessants finissent par ne plus avoir de sens et où s’impose l’absurdité d’une criminalité sans frontière et d’un profit aussi énorme qu’inexploitable.


Carl Pineau use d’une technique habile pour tenir en haleine son lecteur en le laissant en plan à la fin de chaque chapitre au cœur d’une situation énigmatique ou terrifiante. Les bonds de Paris à La Havane et de La Havane à Paris contribuent adroitement à cette mise en suspension. Les retours en arrière ingénieusement intégrés à la narration permettent le dévoilement des scènes laissées en suspend et garantissent la cohérence chronologique du récit.


De tout ce sombre imbroglio, émerge cependant Dahlia, un personnage mi enfant mi femme dont la vaillance et la détermination, bien impuissantes pourtant face à la laideur du monde, semblent capables de faire naître l’espoir d’un avenir meilleur. Une lueur d’espoir qui nous rappelle que, dans ce triste monde, la beauté et l’amour existent malgré tout pour qui veut y croire.




Jean-Christophe Rufin

La Princesse au petit moi

Flammarion 2021


Avec son dernier roman, Jean-Christophe Rufin nous livre à nouveau un récit délicieux que l'on savoure comme une exquise pâtisserie ou comme un vin d'excellence. On se lèche les babines à chaque chapitre. On se délecte des facéties du petit consul autant que des truculences de Shayna, son associée providentielle dans une enquête rocambolesque.

En réalité, privé de son appareillage littéraire, l'objet de cette enquête est on ne peut plus banal, digne des plus insignifiants paparazzi: une princesse au destin hors du commun, lassée du monde guindé dans lequel elle évolue, est piégée par un escroc séducteur et manipulateur.

Mais rien dans ce récit n'apparaît comme banal. Peu importe que la Principauté du Starkenbach ait ou non jamais existé, peu importe les maladresses et les naïvetés d'Aurèle, peu importe la grossière truculence de Shayna, peu importe la désespérante inertie de la princesse, tout est source d'émerveillement, d'étonnement, de consternation, d'amusement; rien ne laisse indifférent parce que tout est perçu à travers la sensibilité d'Aurèle Tamescu. Observateur minutieux, écoutant infatigable, le petit consul fait preuve d'une perspicacité surprenante, habile à se faire passer pour insignifiant, agile pour débusquer les secrets les mieux gardés, récalcitrant à la violence mais susceptible d'y avoir recours indirectement, expert dans l'art de discerner les failles de ses adversaires. Avec Shayna, son exact contraire, ils forment un couple d'enquêteurs redoutable que rien ne décourage. Cette cocasse association, aussi efficace qu'inattendue, donne au récit une dynamique fringante et pétillante. Et le lecteur ressent un besoin irrépressible de faire résonner mentalement l'accent roumain d'Aurèle auquel répond celui, rauque et kurde, de Shayna dont le langage péremptoire et saccadé est d'autant plus drôle qu'elle y supprime ce qui sans doute effraie le plus les étrangers dans la pratique de la langue française: la conjugaison des verbes...

De tout cela émane un univers à la fois insolite et familier, infiniment humain, où l'étranger devient le même et où le même devient étranger. Et pardessus tout, s'impose cette présence constante et rayonnante d'Aurèle Tamescu qui ne parvient à faire exister dans sa romanesque réalité sa puissante intériorité que lancé au piano, après quelques verres de vin blanc, dans une sérénade effrénée.

Mais ça, on le savait déjà. Alors ses prochaines aventures... à Obosk? On est bien impatient de les lire.

Actualité littéraire

Céline Bentz

Oublier les fleurs sauvages

Editions Préludes 2021




Plutôt qu’un roman à proprement parler, il s’agit plutôt du récit d’une tranche de vie, du moment crucial d’une existence qui, au sortir de l’enfance et de l’adolescence, s’apprête à se construire, à prendre un sens, son sens.

Il se passe tout dans ce récit : la guerre, la misère, l’opulence, les conflits, l’amour. Tout y est mêlé : la perversité, la violence, la tendresse, la détresse, le rêve, le mensonge…

Mais en fait, il ne se passe rien : l’exil d’Amal à Nancy pour y faire des études et pour échapper à la guerre au Liban et à la pauvre condition des Haddad, cet exil est programmé dès les premières pages. Le récit ne fait que développer l’implacable parcours d’Amal : elle doit partir, elle part, elle est partie et ne revient que pour repartir.

Et ce parcours s’accomplit au cœur d’ambivalences prépondérantes qui prennent en tenaille le personnage, sa famille, le Liban tout entier et, derrière lui, la société humaine bien au-delà des frontières du récit. Ainsi sont mis en miroir l’Orient et l’Occident ; l’Orient et ses chaleurs, ses couleurs, ses étonnantes ardeurs ; l’Occident et ses conforts, ses indifférences et ses frimas ; mais aussi un pays en guerre et un pays en paix ; un pays en guerre où la violence ancestrale est un mode d’existence voulu par la nécessité d’imposer sa loi pour survivre, où la guerre est un rite d’accomplissement, un impératif mental – mais pas la guerre à l’occidental, la guerre des Seigneurs, celle des corps à corps et des sabres sanglants, mais qui par inadvertance s’est trompée d’armement - ; un pays en paix où l’on se perd en débats stériles, où la violence est sournoise, étouffée, déguisée, où le mal ronge de l’intérieur les individus qu’il détruit. Un pays aux archaïsmes virulents, ancré dans ses traditions et ses sclérosantes exigences s’oppose à un pays bouffi de modernité, amnésique et méthodique.

Au centre, Amal, toute jeune femme sur le seuil de sa vie d’adulte, écartelée entre le monde de son enfance, de ses repères, de sa langue maternelle et celui de la réussite sociale, de la solitude et de l’effort. L’exil, un déracinement douloureux, une perte de soi qui implique que l’on ne soit jamais nulle part chez soi : « Elle n’était plus chez elle là-bas (…) elle n’était plus chez elle ici non plus. ». L’exil, une déchirure mentale qui blesse : « Ce brouillage de l’identité (…) qui lui brûlait les yeux et lui écorchait l’âme. ». L’exil, une négation de sa place dans le monde.

Mais au fond, le véritable enjeu du récit se situe bien au-delà de ces oppositions, et c’est ce qui en fait la force. Le problème que pose de façon radicale l’histoire d’Amal, c’est celui de la liberté. Tous les personnages du récit sont concernés. Certains en sont irrémédiablement privés : le petit frère Zuair, trisomique et totalement dépendant, le bel amant Youssef atteint d’une sclérose en plaque, les sœurs d’Amal condamnées à subir leur sort d’épouses malheureuses ; d’autres, luttent, chacun à sa manière, pour conquérir une liberté qui reste toujours illusoire : Abbas, le frère aîné, accomplit son rêve d’architecte novateur mais se heurte au sable du désert d’Arabie et à son implacable capacité à manger le béton, Yacine, le frère militant, s’investit dans de difficiles combats mais échoue en Ukraine et renonce à ses idéaux, Marie-Rose, la belle-sœur française, a reçu la liberté en cadeau de naissance mais ne parvient pas à l’assumer, tombe dans la dépression et renonce.

Tous les personnages, musulmans ou chrétiens, libanais ou français, sont confrontés au problème du choix et ce questionnement lancinant, sous-jacent à chaque page du récit, aboutit à ce terrible paradoxe qui met un point final au récit : « Ils la forçaient à être libre. »

Il est vrai que les humains ne sont pas à un paradoxe près. Mais enfin celui-là est pour le moins aberrant, une véritable aporie. Si l’on impose à quelqu’un d’être libre, est-il toujours libre ? Dans ce récit, où est la liberté d’Amal ?

Avec une lucidité remarquable, Amal prend conscience que tous ses faits et gestes ont été dictés par une loi intrinsèque à son histoire : « Elle s’aperçut qu’elle n’avait jamais choisi, que les choses s’étaient imposées à elle avec la force de l’évidence (…) ».

Le nœud du récit est là, dans cette inextricable et insoluble confrontation du déterminisme et du libre arbitre, un combat tout intérieur, propre à toute existence humaine depuis la nuit des temps et pour l’éternité. La liberté ne garantit pas le bonheur, n’est jamais acquise, traîne avec elle son lot de solitude, d’incertitudes et d’échecs. Elle sera toujours freinée, limitée, réduite par la réalité et ses arbitraires mais elle est et demeure l’indispensable socle de l’accession à l’universalité de l’être ; et c’est bien ce à quoi conduit ce récit. Au final, c’est au lecteur d’inventer la vie d’Amal.

Jean Christophe Ruffin

Edition Flammarion 2020

Une nouvelle enquête d' Aurel Timescu dans la cité des vents

Bakou

capitale de l'Azerbaïdjan

Une cité chargée d'Histoire et malade de sa richesse

Raffinerie Nobel

Bakou 1880

Les forces du feu qui transforment la boue en or...

Aurel Timescu, un personnage haut en couleur doté d’une épaisseur romanesque accrue dans cette troisième enquête, par ses aventures précédentes, mais aussi, paradoxalement, d’une réalité saisissante qui donne l’impression en le lisant de le rencontrer en chair et en os. Ouvrir le roman, c’est aller retrouver un vieil ami.


Par contre-coup, l’intrigue en elle-même passe au second plan. Le mystère qui entoure la mort tragique de Marie-Virginie n’a pas d’autre fonction que celle d’aiguillonner la curiosité d’Aurel et de nourrir son entêtement. Car, elle, en revanche, tout aussi belle et charmante qu’elle ait pu être, n’a aucune réalité, pas même celle d’un fantôme. Elle n’a pas d’existence.


A contrario, tout chez Aurel fait sens et fait image : son nœud paillon à pois, son vieux smoking usé jusqu’à la trame, son vieux manteau trop long et trop chaud, ses bottes en caoutchouc... Tout cet accoutrement rocambolesque loin de le ridiculiser, le pose comme figure antithétique et vivante du consul classique soumis aux normes de sa profession. Aurel tire sa puissance romanesque de sa capacité à inverser les valeurs et les codes d’un univers conventionnel et figé dans ses conventions. Lui, Aurel, le roumain exilé, le petit consul français qui sillonne le monde au gré d’affectations improbables décidées par une administration qui ne sait pas quoi faire de lui, lui Aurel traîne après lui, comme accrochées à ses basques, comme rivées à ses poches trop grandes et déformées, toutes les tragédies de l’histoire de l’Europe du XXème siècle.

Alors cette rencontre avec Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan, au bord de la mer Caspienne, aux confins du désert, cette vieille ville au croisement des anciennes routes d’Orient, Bakou tiraillée entre sa fidélité au vieux pouvoir clanique, sa fierté d’avoir été le fer de lance du pouvoir soviétique en Orient, et son goût immodéré pour l’or que lui garantit son pétrole, Bakou souvent conquise mais toujours acharnée dans sa volonté d’indépendance, Bakou, la cité du vent et la cité du feu qui défie le Caucase, cette rencontre avec Bakou est un trait de génie du destin, du narrateur, du conteur. A Aurel, Bakou offre ses terrasses de café et ses verres de vin blanc, ses vieux pianos cachés dans les recoins de ses appartements, une prison sinistre, les tours du feu et le hall luxueux de l’hôtel Fairmont, le souffle doux du Gilavar, le vent venu des terres chaudes, ou celui plus rugueux du Khazri né des soupirs de la mer Caspienne. Alors, Aurel Timescu ressent et frôle toutes les couches superposées du temps, comme si vibraient et planaient encore les frénésies du premier congrès du peuple d’Orient, les vicissitudes de la période soviétique, les horreurs des pogroms anti-arméniens et les saveurs de l’indépendance aux arrière-goûts de pétrole.

Jean Christophe Ruffin, en brillant chef d’orchestre, conduit cette lumineuse association de sa plume subtile et affûtée. On n’est jamais autant en symbiose avec les personnages qu’au cœur de la nébuleuse histoire de ce flambeur de la Caspienne qui, face à Aurel, ne fera pas long feu. Dans la dernière scène, belle antithèse de la première, le face à face au milieu de la pierraille et des rochers, tout au bord d’ « un cratère de glaise luisante », sur un volcan de boue, Aurel impose à son adversaire la vérité de sa personne et la réalité de sa vie. Ce sera sa seule victoire mais magistrale, un rondo final à deux voix où la virtuosité de l’une écrase allègrement, mais sans violence, avec une efficacité prestement maîtrisée, les tressaillements de l’autre.

Dans ce nouveau roman, Jean Christophe Ruffin aiguise son art du contraste et du non-dit, renforce son personnage de consul marginal et démontre encore une fois sa capacité à faire surgir des univers si vivants, si humains, que le lecteur a l’impression en lisant de les toucher, de les vivre. Et lorsqu’il lui faut refermer le livre, c’est avec tristesse, de celle que l’on ressent lorsque le temps de la fête est fini et qu’il faut partir, quitter un ami et un lieu auxquels on est précieusement relié.

Alice Zeniter

Comme un empire dans un empire

Flammarion 2020

Les vies croisées d'une hackeuse nostalgique des années d'or du hacking et d'un assistant parlementaire médiocrement investi.

L'empire du dedans: un monde virtuel où tous les dangers demeurent invisibles

hacking: comment équilibrer le dedans et le dehors ?

L'empire du dehors: beaucoup d'or et d'artifices pour masquer le vide du débat démocratique.

Le débat politique: quel sens? quel fiabilité? quelle prise sur la réalité?

La vie d’Antoine. La vie de L. Deux existences aux antipodes : une hackeuse et un assistant parlementaire. Et pourtant, de nombreux points communs : deux trentenaires immergés dans les labyrinthes de notre monde, virtuels ou réels, et aussi perdus l’un que l’autre. Deux vies immobiles, et pourtant encore à peine froissées. Deux vies qui tournent en rond et se cognent aux murs d’une réalité qu’elles ne parviennent pas à appréhender. Deux vies aussi vides qu’une boîte de fer blanc. Deux êtres jeunes et pleins de possibles mais incapables d’affronter le réel, incapables de croire qu’ils peuvent façonner le réel, incapables de se rêver dans le monde réel. Deux êtres aussi banals que leurs aînés, la vanité en moins, cette vanité qui a permis à ces derniers de s’engager. Car le nœud du problème est là, dans l’impossibilité de l’engagement, dans l’absence de confiance en la capacité humaine d’agir sur le réel, de l’améliorer, de le rendre supportable, équitable, agréable…

Toute tentative de rêver le monde est devenue invalide, bâillonnée par le poids de l’expérience qui a révélé l’ambivalence de toute réalisation humaine. Chaque invention, chaque révolution porte en soi ses effets magiques et ses effets pervers. Ce n’est pas dans les élites que le citoyen contemporain a perdu confiance, c’est dans le monde réel, et donc, avant tout, en soi-même, en tant que réalité première et immédiatement connaissable.


De là, une difficulté symptomatique à communiquer. Le récit semble avoir quelques réticences à livrer des dialogues. Il y en a cependant mais toujours très courts et rarement à plus de deux voix. Au-delà, c’est la confusion. Tout échappe. Alors on privilégie le style indirect, ou indirect libre pour alléger, ce qui permet de restituer en vrac ce qui est dit, ce qui pourrait être dit mais qui ne l’est pas, ce qu’il aurait fallu dire, ce que le personnage aurait aimé dire mais qu’il ne peut pas dire, ce qu’il pense mais ne dit pas. Au bout du compte un magmas de discours qui se heurte à un mur virtuel et infranchissable, le mur de la communication. Alors on tourne en rond et la parole, elle aussi, devient immobile, opaque et vide.


Lorsque L et Antoine, enfin réunis, passent des nuits entières à discuter (3ème partie), nous n’avons jamais vraiment accès à ces discussions. Elles ne sont pas vraiment restituées. Nous n’en avons que des bribes, un succédané, un ersatz, comme le précipité d’un échange réel. En revanche, ce qui est donné à lire avec précision, c’est l’affaissement des deux personnages. D’immobiles, ils deviennent « flaques ». Ils se diluent dans l’océan de leurs peurs insignifiantes – privées de sens – et de leur égocentrisme si efficace que même lorsqu’ils agissent pour l’autre, c’est d’eux-mêmes qu’ils s’occupent. Ainsi en est-il de L. pour Fatou, d’Antoine pour L. Et « ...les paroles s’égarent, on les laisse filer... » (p.357)


Alors, dans la dernière partie, la parenthèse de la vieille ferme apporte une certaine respiration, une ébauche de mouvement. L. y fait en tâtonnant, en tâtonnant vraiment, l’apprentissage de la nature, des arbres, de la pluie, du bain de mer, du corps, du désir sexuel. Ni découverte bouleversante, ni enthousiasme régénérant, mais un rééquilibrage salutaire entre le « dedans » et le « dehors », et donc, un peu plus de cette sérénité qui dissipe les paralysies et atténue les peurs. Pour Antoine, les choses sont plus floues. L’apaisement de L. le rassérène quelque peu. Mais pour l’un comme pour l’autre, ne se profile à l’horizon qu’un vide reconduit qui n’envisage pas de se combler : pas de véritables projets, des questions qui restent sans réponses, des sentiments qui ne peuvent pas se dire, des renoncements, des images qui n’en sont pas.


Le bilan ? Deux échantillons ciblés qui révèlent d’une part l’impossibilité d’une génération à se projeter dans l’avenir, et d’autre part, la terrible vacuité de notre monde au sein duquel il devient de plus en plus difficile d’avoir prise sur le réel.

Avant la longue flamme rouge

Edition Calmann Lévy 2020

Un récit poignant pour une enfance massacrée

Les abords de Phnom Pen

errance au coeur des marécages

Comment survivre?

Des regards qui ne demandent pas pitié mais qui demandent pourquoi...

Qui peut répondre?

Le récit commence en 1970, juste avant la chute de Sihanouk qui avait tenté, par une politique dite de “neutralité”, de maintenir le royaume du Cambodge à l’écart de la guerre du Viêt Nam, à la fin des années 60.


Saravouth est alors âgé de onze ans.


On connaît l’imbroglio politique qui généra dans cette région du monde, de 1967 à 1999, des conflits et des offensives constantes avec en arrière-plan le soutien de la Chine pour les Khmères rouges, de l’URSS pour les vietnamiens, et par-dessus tout cela, l’arbitrage chaotique des USA.

Et le Cambodge, ancien protectorat français depuis 1863 jusqu’à la fin de la guerre d’Indochine en 1953, est pris en étau, ballotté par les jeux d’alliance et les conflits d’intérêt des puissances qui le convoitent, totalement indifférentes aux réalités du pays et au sort de ses habitants. Et le Cambodge est broyé. On connaît moins bien les massacres engendrés par ces conflits et l’horreur vécue par la population qu’elle soit d’ethnie Khmère ou d’ethnie vietnamienne. Ou plutôt, on les connaît bien mais on les oublie avec tant de facilité…


Saravouth, lui, n’oublie pas.


Au milieu de ce marasme, Saravouth est alors un petit garçon de onze ans à l’imagination féconde et bouillonnante, fasciné par sa sœur plus pragmatique que lui, amoureux de sa mère et des mots avec lesquels elle jongle en lisant des livres et en racontant des histoires, inconditionnel de son père avec qui il joue aux échecs. Un univers familial savoureux doublé du monde intérieur de l’enfant, le Royaume, un monde fabuleux, nourri et augmenté, jour après jour, de chaque nouvelle excursion dans les livres et dans les contes.

Dans son Royaume intérieur, Saravouth élève des palais, creuse le lit des fleuves, dresse des statues, plante des arbres, des fleurs et des herbes sauvages. Tous les héros des mythes s’y rencontrent et dialoguent avec les dieux, le dieu chrétien et les héros de l’Iliade et de l’Odyssée, Peter Pan et Bouddha, les figures de l’Hindouisme mêlées à celles de la poésie de René Char ; un syncrétisme audacieux mais qui, pour Saravouth, tombe sous le sens. Et les yeux de Saravouth sont une fenêtre béante qui garantit la circulation entre le Royaume intérieur et « l’Empire » extérieur, ce monde des hommes qui va bientôt se transformer en enfer. La guerre qui survient sournoisement détruit tout : la famille, l’enfance, les rêves, les contes, et le plaisir de vivre.

Alors commence pour Saravouth, au milieu du chaos d’un monde dévasté, une errance qui n’aura plus de fin. A travers la forêt calcinée et les marécages bourrés de cadavres engloutis tout autour de Phnom Penh, sur le fleuve Tonlé Sap truffé de crocodiles, au fond d’un sampan déchiqueté, sous les tirs des roquettes et des mitraillettes des milices qui tuent à l’aveugle et visent tout ce qui bouge, Saravouth cherche ses parents et sa sœur, cherche le monde qu’il a perdu. Dans Phnom Penh, soigné à l’hôpital Calmette, le crâne perclus d’éclats d’obus, Saravouth cherche encore. Provisoirement à l’abri à la mission Saint Joseph, Saravouth cherche encore et parcours les rues de la ville saccagée et meurtrie. Enfin, aux Etats Unis, arraché au cauchemar cambodgien, Saravouth cherche toujours. Qui peut vivre paisiblement après de telles souffrances ? Saravouth ne peut pas renoncer à rechercher les siens, à retrouver le chaleureux bonheur familial de l’enfance. Pour lui, l’avenir n’est pas digérable. Le seul lien qui le maintient en suspension au-dessus du temps, c’est le jeu d’échec, seule construction mentale qui lui permet d’assurer une continuité, une unité entre l’enfant qu’il était, l’adolescent martyr qu’il a été et l’homme qu’il est devenu.


Douloureux de prendre conscience au fil de la lecture que tous ces massacres, toute cette cruauté, cette violence absurde et arbitraire, ont vraiment existé et relèvent de la folie délirante des hommes. Même le tigre blessé et affamé renonce à sa proie humaine. Mais l’homme, lui, tue, viole, vole, tabasse, dénonce et tue encore. Caché derrière des idéologies carnassières, manipulé par elles, dévoré de hargne, de haine, de désir de puissance, il se repaît du chaos, plus vermine que la vermine. Il jouit du martyr qu’il inflige. Il détruit jusqu’à s’autodétruire. L’homme serait-il, par nature, la pire bête sauvage de la création ? La guerre civile du Cambodge n’est qu’un exemple parmi tant d’autres guerres. L’enfant massacré qu’incarne Saravouth, n’est qu’un enfant martyr parmi tant d’autres enfants martyrs. La folie asiatique n’a rien a envié à la folie occidentale. La guerre où qu’elle soit, quelle qu’elle soit, charrie son lot d’arbitraire, d’injustice, d’humanité broyée, de souffrances insupportables. Et le pire, c’est qu’elle est souvent considérée comme nécessaire. Alors c’est que le mal est nécessaire et que l’humanité, elle, ne l’est pas...

Eric Reinhardt

Comédies Françaises

Editions Gallimard 2020

Max Ernst

Jeune homme intrigué par le vol d'une mouche non euclidienne

1942

Oeuvre exposée à la Curt Valentin Gallery à New York du 2 mars au 11 avril 1942

cartographie d'Internet aujourd'hui

"... ceci me laisse parfois songeur, me laisse parfois songeur, me laisse vraiment songeur..."

J’ai pour habitude de toujours réguler mes temps de lecture. Je ne lis que le soir, au coucher, avant de m’endormir, entre minuit et deux heures du matin, une demi-heure, une heure, deux heures, parfois plus, jusqu’à ce que le sommeil fasse tomber mes paupières. Lorsqu’il a fallu que je relise deux ou trois fois la même page pour ne pas perdre le fil, alors j’éteins la lumière et je m’endors instantanément. Cette méthode me permet de digérer ce que j’ingurgite, d’entrer au cœur du livre et de passer derrière les lignes, de lire le livre de l’intérieur en quelque sorte. Je ne prends jamais de notes au cours de mes lectures. Tout juste si je corne une page ou deux ou si je souligne une phrase. Parfois j’écris un mot, une question dans la marge. Souvent rien. Avec Comédies Françaises, cette méthode m’a paru indispensable. J’avais besoin de temps à chaque étape de la lecture. J’avais besoin de ruminer mes agacements, mes interrogations, mes emballements. Dimitri Marguerite, le seul vrai personnage du roman, la seule véritable unité romanesque, m’a obsédée pendant une semaine. Et cette obsession était déroutante : ni passion, ni fascination. Plutôt l’étrange impression qu’il se moquait de moi chaque fois que je tournais la page, le sentiment d’une ironique présence à mon oreille, à mon regard, à ma pensée. Rarement un personnage de roman a autant eu pour moi de présence le temps de la lecture. Je dis roman parce que le mot est imprimé sous le titre sur la couverture de l’édition Gallimard. Mais est-ce un roman ? Le titre lui-même semble en douter. « Comédies Française » c’est tout sauf un titre de roman. Peut-être est-ce ce qui m’a intriguée au moment de la première rencontre… Peut-être est-ce ce qui m’a poussée à ouvrir le livre…


Dès la première page, le personnage meurt dans un bête accident de voiture aux circonstances inexpliquées. Évidemment, cela donne d’emblée au personnage une épaisseur tragique, mystérieuse, que renforce le parcours erratique de Dimitri dans Madrid. Et ce sont les pérégrinations de Dimitri Marguerite à travers Madrid, puis Paris, puis Bordeaux, puis à nouveau Paris qui constituent le fil conducteur du roman. On accompagne le personnage attiré par des figures de femmes qui le fascinent et qu’il suit, sur lesquelles il projette un désir infini d’absolu. Bien sûr, ces filatures ne peuvent aboutir, puisque lui-même sait qu’une fois que le fantasme aura basculé dans le réel, la réalité sera furieusement décevante. C’est la clé du roman qu’exprime Dimitri lors d’une conversation avec sa copine Alexandra page 191 : « C’est un peu comme si, pour supporter le réel, j’avais besoin de créer des rêves – et de vivre dans ces rêves, de regarder le monde à travers eux. » Voilà formulé avec simplicité et précision le principe qui préside à l’écriture romanesque : regarder le monde à travers ses rêves, mais pas à la manière d’un Gérard de Nerval, encore moins à celle des surréalistes, non ; à la manière d’un journaliste observateur, pragmatique et critique, le pas bien assuré sur les pavés des trottoirs qu’il arpente, à la fois timide et culotté, têtu dans sa rêverie à la ville comme à la campagne, teigneux dans son projet, lâche dans ses hésitations.


Et le roman se heurte à deux réalités incontournables qu’aucun rêve ne peut fantasmer. Le chapitre 8, se présente comme un excursus, une parenthèse, une sorte de mémorandum d’histoire de l’art sur l’exil des artistes européens à New-York en 1940. Rien ne prépare le lecteur à cette immersion dans le monde de Max Ernst ou d’André Breton. Le roman s’efface. Dimitri disparaît, ou presque. Le ton du narrateur est celui de l’essayiste, un essayiste qui ne ménage pas ses effets pour dénoncer la prétention dérisoire des artistes français, pour démontrer comment Jackson Pollock, après avoir reçu de Max Ernst une leçon historique sur la technique du dripping, devint le chef de file de l’Ecole américaine de l’expressionnisme abstrait qui allait dominer le monde des arts après la seconde guerre mondiale. Le lien avec Dimitri Marguerite ? Dimitri veut écrire un roman sur cette fatidique leçon d’Ernst à Pollock. Mais surtout, le rappel systématique d’une œuvre de Max Ernst (1942) : « Jeune homme intrigué par le vol d’une mouche non euclidienne » parce que le jeune homme au centre de la toile et aux angles stylisés n’est autre que Dimitri Marguerite en personne…


La deuxième réalité à laquelle se heurte le roman, c’est celle de la naissance houleuse et problématique d’INTERNET : le Web conçu par les suisses, le datagramme conçu par les français, et, au bout du compte, INTERNET mis au point et exploité par les américains. Où est l’erreur ? Le lecteur suit, non sans impatience, Dimitri dans son enquête sur le puissant industriel Ambroise Roux. Si l’on met en regard ces deux réalités, elles ont un point commun : au sortir de la guerre, l’absorption du vieux monde européen, miné par ses rivalités, ses querelles de clochers, ses avidité et un sentiment aveugle et pernicieux de supériorité, par une Amérique impétueuse et habile. Une logique implacable qui ne se prête à aucun rêve même si Muret, avec ses toilettes vintage et les vieilles dames surannées qui l’entourent, insuffle au roman un ultime frémissement onirique, même si la croyance dans la capacité des morts à interagir avec les vivants suggère l’hypothèse insidieuse selon laquelle Ambroise Roux aurait pu provoquer la mort de Dimitri en punition de son acharnement à révéler sa réalité. A moins que ce ne soit qu’une jolie ficelle de romancier pour réunir, dans le blanc qui suit le mot « Fin », incipit et excipit.

Enfin, dernière observation sur ce roman qui n’en est pas un : l’art de la répétition. J’ai remarqué que c’est un tic d’écriture (ou un effet?) assez fréquent chez les auteurs d’aujourd’hui. Dans Comédies Françaises, non seulement le narrateur en use du début jusqu’à la fin, mais il met en scène un imaginaire descendant d’Ambroise Roux, qui en serait atteint comme d’une maladie incurable, « une sorte de hoquet cérébral » qui s’achève sur une formule ironique à souhait : « ...ceci me laisse vraiment songeur ». C’est un peu l’état d’esprit dans lequel se trouve le lecteur en refermant le livre. A moins que ce ne soit une volonté de ralentir le rythme, un refus d’avancer qui assène que les réalités d’hier, malgré tous les changements, restent celles d’aujourd’hui, que la boucle est bouclée, que le serpent se mord la queue...Sans doute alors se justifie le titre Comédies Françaises, un tableau ironique et amer de l’esprit français sous tous ses aspects, entre rêve et réalité, intelligence et incompétence, servilité et suffisance. Une lecture indéniablement à ne pas manquer.

Sérotonine

Michel Houellebecq

Flammarion 2019

Un parcours acide et poisseux dans une existence vide de sens.

La Tour Totem

Quartier Beaugrenelle

Paris XVème

"Nous habitions un grand trois pièces au 29ème étage de la tour Totem, une espèce de structure alvéolée de béton et de verre posée sur quatre énormes piliers de béton brut, qui évoquait ces champignons d'aspect répugnant mais paraît-il délicieux que l'on appelle je crois des morilles."

Les agriculteurs en colère

Les conséquences des ratages de l'administration européenne agricole... Un combat sans perspective.

Les pérégrinations d'un homme amer

J’ai toujours porté sur la gente masculine un regard circonspect. Au bout de soixante-cinq années d’une vie bien remplie, les hommes restent pour moi un mystère et leur insondable mésintelligence de la vie, et donc de la mort – l'un n’allant pas sans l’autre - m’a toujours laissée pantoise.


La lecture de Sérotonine n’a fait qu’accroître cette perplexité. Le personnage de Florent-Claude, affublé de ce double prénom ridicule qu’il porte comme une fatalité inéluctable, est un parangon de calamité masculine. Le monde, la complexité du monde, tourne unique ment autour de son sexe – Houellebecq dirait autour de sa bite – et chaque objet du monde devient une métaphore de son appareil génital : la voiture, le fusil, les jumelles, la chambre, l’alcool, la nourriture, autant d’objets soumis et évalués en fonction du mâle plaisir qu’ils procurent. L’intensité de l’existence se mesure à la capacité de son sexe à se dresser face à la chatte des femmes qu’il rencontre. L’impuissance est donc l’antichambre de la mort. Il ne lui vient jamais à l’esprit que la tension sexuelle puisse varier au fil de l’existence, qu’un homme puisse exister et être désiré hors de ses performances sexuelles, que cette course au plaisir sexuel, qui atteint son paroxysme avec la sulfureuse japonaise Yuzu, détruisait, étreinte après étreinte, le simple plaisir de vivre tel qu’il avait pu le connaître avec Clarisse. Il y a d’ailleurs dans la narration un symptôme qui ne trompe pas : lorsque Florent-Claude évoque le souvenir des femmes avec lesquelles il a partagé quelque temps de son existence, il fournit force détails sur leurs ébats et sur les aptitudes sexuelles de ses partenaires. En revanche, pas un mot, pas une remarque à caractère sexuel au cours de l’évocation de sa relation avec Camille, la seule femme qu’il ait jamais vraiment aimée et qu’il a perdue, ou, peut-être, la seule femme qu’il pense avoir aimée parce qu’il l’a perdue…


Florent-Claude parle beaucoup de sexe et de plaisir. Il parle très peu de désir. Je crois que le mot n’est jamais prononcé sauf au tout début du roman lorsqu’il évoque la figure furtive de « la châtain d’Al Alquian », cette jeune fille superbe dont il croise le regard à la station Repsol, et dont le souvenir fugace hante sa mémoire jusque dans les dernières pages. « La châtain d’Al Alquian » est la seule figure du désir, seul frémissement timide et insuffisant d’un appétit de vivre qui se noie dans le Captorix, l’alcool et le désespoir. Ce cher Florent-Claude, à quarante-six ans, n’a pas compris que le désir seul peut maintenir l’existence en tension. Le plaisir court à sa chute. Il est bon à prendre sans doute, il pimente et saisit par sa fulgurance, mais on ne peut rien en attendre d’autre que ce qu’il est : la simple résolution d’une pulsion.


Curieuse conception du bonheur chez ce Florient-Claude sans doute trop gâté par la vie pour avoir conscience de la nécessité de se battre pour survivre, pour vivre, et plus encore pour vivre heureux. Florent-Claude renonce à tous les combats, et d’abord au combat le plus essentiel : le combat contre soi-même sans lequel aucun autre combat ne vaut, un combat quotidien, jamais définitivement gagné, et au bout du compte toujours perdu, par chacun à sa manière. Au fil de ses renoncements, Florent-Claude s’isole de la société et cette solitude le mine. Il ne la supporte pas parce que lui-même ne se supporte pas.

Sérotonine, c’est un étrange et long monologue qui vomit la haine de soi à peine masquée par la recherche fallacieuse d’un bonheur qui n’existe pas et auquel personne ne croit, ni le personnage, ni le lecteur, ni l’auteur.

Sérotonine, c’est le nom d’un neurotransmetteur supposé réguler les humeurs sans que l’on en soit bien certain ; un titre de roman qui ne met guère en appétit. J’ai laissé le livre traîner dans ma bibliothèque – à l’étage des livres à lire – pendant des mois. Je me suis décidée à l’ouvrir parce que je voulais le placer au cœur de l’actualité littéraire sur mon site. Il y a ainsi des auteurs que l’on ne peut ignorer même si on ne les aime pas.

Par ailleurs, la courte présentation en quatrième de couverture induit vraiment le lecteur en erreur. On ne traverse nullement une France en perdition. C’est Florent-Claude qui est en perdition. On ne reçoit nullement le récit d’un ingénieur agronome, plutôt celui d’un ex ingénieur qui vit désormais de ses rentes dans la plus totale oisiveté. Bien sûr, on traverse le drame de Pont L’Évêque mais on ne fait que le survoler par insuffisance, par impuissance. Les quelques pages consacrées à l’ami agriculteur ne sont guère engageantes : avec ses trois cents têtes de bétail, ses centaines d’hectares et son nom à particule chargé d’histoire, Aymeric est désarmant de fatuité. Sa femme l’a quitté avec ses deux petites filles, son divorce s’annonce compliqué, il loue en bord de mer un bungalow à un pédophile allemand et initie Florent-Claude au tir à la Steyr Mannlicher ; un personnage haut en couleur, bien amoché, paré pour le suicide ; une anti-thèse de Florent-Claude qui aboutit au même point de non retour.


Bref, tout chez Florent-Claude est à la fois grotesque et désespérant : le prénom, le mode de vie, les amis, la dépression, les appétits, les lubies ; une sorte de touche à tout, contemplatif et morose, qui ne va jamais au bout de rien par négligence, par indifférence à tout ce qui n’est pas lui, et qui sombre dans un enfermement radical, improductif et mortifère.

Sérotonine, c’est le livre de la mort programmée d’un être tellement égocentrique qu’il ne parvient à rien d’autre qu’à s’auto anéantir. Un gros lot d’amertume stérile et liquoreuse dans un écrin de mots puissants dans leurs sarcasmes comme dans leur agonie, mais une volonté farouche de l’écriture de ne surtout jamais atteindre le tragique, ce serait trop réconfortant. Du Houellebecq, sans conteste.

éditions Gallimard 2020

Un récit bouleversant qui soulève de brûlantes questions

« Les sang-mêlés annoncent la fin du monde » (p.146). Peut-être pas la fin du monde mais, en 1947, sans doute la fin d’un monde.


Cette courte phrase au cœur du récit sonne comme un glas et semble appartenir à un monde archaïque et révolu. La vie de Mathilde l’alsacienne dans l’ingrate et aride ferme de son époux Amine, à vingt cinq kilomètres de Meknès au fin fond du Maroc, est une vie de femme renoncée, absoute et soumise ; soumise aux rites ancestraux, aux croyances magiques, aux caprices d’un implacable climat, aux rigueurs d’un épuisant labeur ; soumise aux regards des autres, à la violence d’un époux et des conflits du temps, une violence qui sourd des profondeurs de la terre et qui réclame l’arbitrage du sang au nom d’un dieu absent et d’autant plus puissant qu’il est absent.


Ce que la narratrice nous donne à voir du monde d’où vient Mathilde, cette Alsace meurtrie par la guerre, ce ne sont que des images furtives, des bribes de souvenirs d’enfance, des fleurs, quelques jardins, quelques saucisses lascivement couchées sur des plats de choux fumants, puis, l’image insaisissable d’un père décédé au ventre démesurément proéminent, et celle, sèche et indifférente, d’une sœur qui n’accueille que pour mieux exclure ; deux figures symboliques de la posture, parfois inconsciente, de la France face à l’Afrique : dévorer, engraisser, accueillir, exclure.

Dans le monde de Mathilde à Meknès, subsistent quelques lambeaux de « cette communauté française » secouée d’arrogance, de peurs et d’incompréhension : les fillettes des colons, prétentieuses et vulgaires, qui se moquent d’Aïcha à l’école, sœur Marie Solange aveuglément convaincue de la vocation religieuse d’Aïcha,la veuve Mercier dévorée de courage et de solitude, le voisin Mariani dont l’insolente prospérité finit par partir en fumée, le médecin juif hongrois Dragan Palosi et sa femme Corinne, un couple stérile, sans terre et sans enfant, comme suspendu au-dessus du néant, et cette insolite Mademoiselle Fabre, vieille donneuse de leçons, dont la barque incertaine a échoué à Meknès par on ne sait quel coup du sort…


Ce qui est déroutant dans ce récit, c’est le miroir qu’il constitue et dans lequel nous, lecteurs, nous sommes contraints de nous contempler. Et cette image de nous-mêmes nous amène à interroger les concepts si prégnants, aujourd’hui comme hier, de l’ « autre », de l’ « ailleurs », de l’ « étranger ». Des concepts enracinés dans notre culture, hérités des mythes de l’exotisme, de l’aventure et de l’exploration qui s’ouvrent dans notre imaginaire et notre pensée sur l’idée de l’universel, d’une humanité à la chatoyante et fabuleuse diversité mais aussi sur la volonté de conquête, de rapine et de domination.

Sans remonter aux origines de notre histoire, en partant de 1947 date à laquelle commence le récit de Leïla Slimani, dans les faits, en presque trois générations, la problématique n’a pas beaucoup changé, même si la logique s’est inversée. Le « colon », qu’il soit conquérant par obligation ou par volonté propre, immigré par nécessité ou par choix, revient toujours à lui même et son déplacement dans l’espace humain fera toujours de lui un étranger, un être hors de… hors de la communauté, la sienne et l’autre, hors de la part d’humanité allouée à chacun par son origine et ses racines. La question reste donc entière, aujourd’hui comme hier, comment habiter et vivre sur une terre autre que la sienne ?

En y prenant le pouvoir par la violence et le meurtre, en prenant possession des terres et des richesses, en imposant sa loi, en reléguant la population autochtone aux tâches les plus serviles et les plus ardues, en affirmant sa supériorité technique, intellectuelle et morale ? C’est la logique impérialiste et les blessures qu’elle a infligées sont loin d’être cicatrisées.


En tâchant de se fondre dans une société prospère, en cultivant le rêve d’y parvenir tout en conservant, du mieux possible, ses croyances, ses rites et ses principes qui s’étiolent inéluctablement au fil des générations pour finir par donner naissance à des enfants sans rite, sans croyance et sans principe, étrangers dans le monde de leurs ancêtres autant que dans celui où, sans repères et sans terre, ils tentent vainement de s’enraciner, étrangers à eux-mêmes comme Mathilde a pu l’être aux abords de Meknès en 1947.


Car finalement, nous n’avons jamais remis en cause la tétrade qui fonde l’humanité et préside à la naissance des civilisations.

L’homme – la terre – le sang – Dieu

L’homme est relié à Dieu, à la fois fils et incarnation, à la fois maître et serviteur d’un monde qui lui est donné à dominer. Le sang, le sang de la bête qu’on sacrifie, le sang de l’homme qu’on torture et qu’on tue, est ce qui relie la terre à Dieu, le sang de la vie qu’on donne et qu’on reprend. La terre, celle qu’on possède et qu’on travaille, est l’élément féminin. La femme donne vie aux hommes comme la terre donne vie aux arbres. Comme la terre, elle est nourricière mais capricieuse dans sa tâche. Elle est aride et avide. Elle se dessèche vite et réclame la main de l’homme pour la pétrir et la rendre fertile. Elle se gorge de sang et de larmes au moment des batailles. Elle est une évidence, un trésor, un fardeau, un impératif d’existence. L’homme est perdu s’il ne la possède pas. Être un homme, c’est posséder une terre et une femme, si possible des terres et des femmes, et les rendre prospères. Sans doute est-ce en cela que le Nazaréen est bouleversant, intolérable pour ses contemporains : homme-dieu, il appartient à l’ordre primordial du monde en ce qu’il est un destin incarné, mais il ne possède ni terre ni femme. Son seul bien est le verbe, une parole universelle qui ne distingue ni race ni genre, ni religion ni nation, et prétend que celui qui veut posséder apporte avec lui le malheur et la misère, alors que celui qui considère qu’il ne possède rien détient le bien le plus précieux : la liberté. Mais le monde n’a pas voulu l’entendre et a détourné le sens de cette parole.

Et c’est bien de cette liberté dont Mathilde est privée, enfermée, comme sa fille Aïcha, comme sa belle-sœur Selma, comme sa belle-mère Mouilala, dans les vastes espaces de la campagne de Meknès. Or, en 2020, « le pays des autres » reste un espace impénétrable, un mythe de bonheur et de délices illusoires ou une terre de combat qu’il faut défendre ou conquérir à n’importe quel prix.


Même s’ils me révoltent, je comprends Mathilde et ses renoncements. Jamais personne ne dit combien il est difficile et douloureux de vivre sa liberté, de considérer à chaque instant de sa vie qu’on a toujours le choix et d’exercer ce choix en toute conscience quelles que soient les contraintes et les pressions que l’on subit. On est souvent tenté de baisser les bras, de s’abandonner au pouvoir de l’autre, des autres, et de devenir ainsi étrangère à soi-même, aspirée par un ailleurs qui nous nie mais qui permet d’échapper à cette solitude abyssale à laquelle est vouée toute âme vraiment libre.

Nous les femmes d’Occident, qui avons la chance d’avoir pu acquérir, grâce aux combats acharnés de nos aînées, des droits salutaires et qui connaissons l’âpreté et la fragilité de ces libertés, nous avons la responsabilité de les transmettre, de les accroître et d’aider à en étendre l’exercice. Quel que soit le pays où l’on vit, de Mulhouse à Meknès, de Rio à Beyrouth, de Londres à Tokyo, la vie est difficile et rude, passionnante et cruelle, tragique et absurde, éblouissante et fascinante, comme la vie de Mathilde et Amine Belhaj sur les terres arides du nord du Maroc, à la veille de son indépendance. Et je salue Leïla Slimani pour en avoir restitué toute la complexité et les aridités sans tricher et pour nous aider ainsi à mieux comprendre les obstacles auxquels nous nous heurtons et la nécessité de nous tendre la main.


Editions P.O.L. 2020

Un roman sulfureux et sombre

Antonin Artaud

auto-portrait 1946

Une ombre qui plane au-dessus - ou en dessous - du roman.

Cité du quartier nord de Marseille

un cadre romanesque douloureux

Le narrateur nous immerge dans une cité des quartiers nord de Marseille dans les années 80. Mais l’immersion se fait progressivement. L’histoire commence dans un café du vieux port, la brasserie du Soleil, par une scène anodine en apparence, mais qui contient en réalité, à elle seule, la totalité du roman, avec au centre, la figure dévastatrice et terrifiante du père. Un père déjà mort, puisque le premier chapitre, style prologue, en évoque l’assassinat, mais aussi toxique mort que vivant ; une mort qui enclenche le souvenir et le récit d’une enfance massacrée, d’une adolescence saccagée et d’un âge d’homme insoutenable.


Plus on plonge dans l’histoire de cette vie dépouillée de tout ce qui pourrait la rendre supportable, plus on a – en tant que lecteur – le sentiment d’être dans un film plus que dans un roman, au point que la musique manque. On a le rythme, on a les images, on a les mots, les paroles mêmes des chansons du moment, mais il manque la musique, et ce manque est gênant. A la scène d’ouverture, dans le café du vieux port où la mère, Loubna, fonce sur le juke-box et fait grésiller la voix « nasillarde » du chanteur italien Eros Ramazzotti « una storia importante... » pour conjurer la perfidie de Karl, répond, à l’avant dernier chapitre, la voix « suave » de Terence Trent D’Arby et son injonction : « Dance little sister, don’t give up today... » qui fait vibrer le narrateur et virevolter sa sœur. Entre les deux, une avalanche de souffrances, de violences, de cruautés familiales, amicales, amoureuses, sexuelles.


Si, au début de l’histoire, dans la petite enfance, l’image de la mère vient éclairer quelque peu un quotidien sordide et insupportable, cette image se dégrade très vite et devient aussi toxique que celle du père, peut-être même plus toxique parce qu’elle ne se donne pas comme telle. A noter que la figure centrale du père atteint des summums de cruauté et de lâcheté, suscitant chez ses trois enfants une haine imprescriptible. Or, autant la littérature nous a habitués à des figures de mères monstrueuses, autant elle reste beaucoup plus nuancée sur les figures de pères. Ils peuvent être froids, volages, calculateurs, autoritaires, violents même, mais rarement, à ma connaissance en tout cas, monstrueux. En cela, Rebecca Lighieri inaugure un genre avec un modèle difficile à égaler et dont le réalisme confère une authenticité qui fait frémir.


Par ailleurs, il ressort de ce récit un pessimisme susceptible de décourager le plus acharné des humanistes. Si, au début du récit, le narrateur enfant peut encore se projeter dans un avenir désirable : « ...Je me sens grand, vertueux, presque heureux – le cœur gonflé d’espoir. C’est peut-être moi le sauveur, après tout. », ces illusions ne font pas long feu. Surgit alors, au fil des pages, le principe incontestable d’une détermination à laquelle nul ne peut échapper, Karel encore moins que quiconque. L’enfance malheureuse et sordide implique nécessairement une vie malheureuse et sordide. Karel, fils de Karl, est condamné à reproduire et à s’approprier violence et cruauté, condamné à rester enfermé dans ce cercle vicieux de la misère matérielle et affective. C’est ce déterminisme qui est asséné à chaque nouvel épisode du roman jusqu’à la citation d’Antonin Artaud, tirée du texte intitulé « La Liquidation de l’opium » paru dans La Révolution surréaliste en janvier 1925 « Il y a des âmes incurables et perdues pour le reste de la société. Supprimez-leur un moyen de folie, elles en inventeront dix mille autres. ». Et cette affirmation nous ramène au titre du roman, emprunté lui aussi à ce même texte dont je redonne ici l’extrait : « L’homme est misérable, l’âme est faible, il est des hommes qui se perdront toujours. Peu importe le moyen de la perte ; ça ne regarde pas la société. » Artaud affirme un déterminisme total que soutient et met en scène le récit de Rebecca Lighieri. Est-il possible d’y échapper ? Comme chez Artaud, qui, dans le roman, donne son nom à la cité marseillaise, la fratrie Claeys n’y échappe que grâce aux paradis artificiels, et encore, y échappent-ils vraiment ? « Tant que nous ne serons parvenus à supprimer aucune des causes du désespoir humain... » (opus cité) il est probable que nul n’y échappe durablement. Ce devrait être le combat de la richesse de lutter contre la misère et d’en éradiquer les causes. Mais la richesse ne se bat que pour elle-même, et sa générosité n’est qu’un leurre ainsi que le démontre le fugitif et insipide personnage de Jérémie.


Autant de constats bien sombres et un tableau dérangeant de la détresse humaine. Ils mériteraient sans doute une adaptation cinématographique qui pourrait en préciser les contours et, avec un peu de génie, en extirper une parcelle d’espoir.

Mon Coeur restera de glace

Eric Charrière

Editions Belfond 2020

Le Triomphe de la mort

Félix Nussbaum 1944

Le Jérôme Bosh des temps modernes

La nuit

Max Beckmann 1919

Insoutenable héritage

Un récit difficile, voire pénible, à trois temps, trois temporalités qui s’enchevêtrent et se répondent par un système d’alternance classique soigneusement mené, trois temporalités si proches que le fil conducteur qui les enchaîne l’une à l’autre est le même personnage, un personnage insaisissable, double, inconnaissable mais tristement renommé.


Le récit de 1944 nous immerge au cœur d’une violence absolue qui semble être l’aboutissement du déchaînement sans limite d’un besoin insatiable de détruire et de faire souffrir au-delà de l’imaginable. Dans cet au-delà, la souffrance se déploie autant chez les victimes que chez les bourreaux. D’ailleurs victimes et bourreaux se confondent au point qu’on ne sait plus qui est qui… Cela installe le lecteur dans une posture assez malsaine de voyeur, spectateur d’une douleur géante à la fois physique, psychique et métaphysique qui atteint les limites de l’humain.


Le récit de 2020 renforce l’effacement de la frontière entre victime et bourreau et pose clairement le problème du lien, c’est à dire le problème de l’héritage auquel la société européenne n’a jamais vraiment voulu s’attaquer.

Eric Cherrière derrière son récit nous propose ainsi une hypothèse assez sombre qui se décline en deux volets.


Tout d’abord, le mal, exploré et mis en œuvre jusque dans ses extrêmes limites, ne relève pas d’une régression à l’état de bête sauvage. Même si la nature a un rôle important -cette forêt de chasseurs épaisse, vivante et ténébreuse – elle n’est rien d’autre qu’un univers enveloppant et incongrûment poétique, chargé de mystères qui rehaussent la lumière crue sous laquelle le récit exhibe les frasques d’une cruauté toute humaine. Que la violence soit dictée par la logique guerrière, par la haine aveugle ou par la soif inextinguible de vengeance, elle est implacablement rationnelle : elle pense, elle évalue, elle calcule, elle utilise toutes les ressources à disposition et, surtout, elle reste toujours reliée au fil d’humanité que représente, dans le récit, la photo, l’image d’une humanité affectueuse et sereine. Cela implique que le mal soit une construction éclairée que l’homme, grâce à son intelligence, sait porter à un paroxysme délirant. On retrouve ici la thèse d’Hannah Arendt sur la rationalité du mal ; une idée qui dérange et qui devrait pourtant être davantage réfléchie, et pas seulement par les philosophes.


Le second volet n’est guère plus rassurant. L’identification totale à laquelle aboutit le récit entre la victime et le bourreau, même si elle comporte sur le plan narratif quelques invraisemblances, laisse entrevoir l’idée que nulle n’échappe au mal et que chacun est susceptible de l’incarner en fonction des circonstances. Ce renversement de l’histoire par lequel le bourreau devient victime et la victime bourreau, si on l’extirpe du cas personnel de Steffen Stolker et qu’on extrapole en l’étendant à l’Europe toute entière, à l’humanité toute entière, non seulement brouille la distinction entre le bien et le mal, mais surtout modifie la nature même de l’héritage et nous contraint à poser de multiples questions sur l’histoire de l’Europe en amont du XXème siècle et tout au long de ce siècle de guerres ; nous contraint à repenser les responsabilités, non pour désigner des coupables, mais pour mieux garantir l’avenir de dérapages aussi tragiques.


Somme toute, un récit qui enfonce un couteau très aiguisé dans les plaies d’une Europe qui a bien du mal à assumer ses héritages et à en tirer des leçons salutaires.

Erectus Xavier Muller

éditions Pocket 2020

Un thriller redoutable, particulièrement efficace en cette période tragique de réelle pandémie ; un récit rondement mené qui tient en haleine de la première à la dernière page.


Tous les ingrédients propres à une épidémie d’envergure mondiale sont exploités avec habileté : les frilosités et tensions diplomatiques, les rivalités et concurrences du monde scientifique, les folles avidités de certains laboratoires privés, les difficultés et les incohérences de la communication et de l’information face à un phénomène inédit, les tâtonnements et les incertitudes des chercheurs et les réactions incontrôlables et dangereuses des populations. Tout y est et chacun reconnaîtra ses petits.


On peut regretter, cependant, que le roman – car c’est un roman - se focalise sur le cas éminemment passionnant d’Anna et de Yann, les principaux protagonistes, faisant ainsi passer à l’arrière-plan la situation globale et les bouleversements politiques, économiques, sociaux et médicaux engendrés par la propagation du virus à grande vitesse et à grande échelle dans les différents pays traversés par les personnages.

Cela dit, les choix opérés par le romancier permettent de poser une question essentielle : qu’est-ce que l’homme ? Qu’est-ce qui fait notre humanité ? La réponse est loin d’être simple. La question que pose de façon cruciale le chapitre VI : « Les Erectus sont-ils des hommes ? » fait écho à la fameuse controverse de Valladolid en plein coeur du XVIème siècle, portant sur les amérindiens, récemment réactualisée par Jean-Claude Carrière. Car, il faut bien l’admettre, ce rapport à l’autre, lorsqu’il est radicalement différent de soi, constitue inéluctablement, dans l’esprit des hommes, par ces différences mêmes, un danger potentiel ou effectif, et reste au XXIème siècle un problème qui n’est pas seulement philosophique mais bien enraciné dans des logiques politiques, économiques et sociales. Le compromis que propose le roman est habile mais il ne résout rien ainsi que, non sans malice, le suggère l’épilogue.


Cependant, ces choix du romancier esquivent l’ensemble des questions que soulève une crise d’une telle ampleur concernant nos modes de vie, notre conception du progrès, notre boulimie de consommation, notre obsession du profit et, très globalement, la gestion de nos démocraties. Toutes ces questions affleurent aujourd’hui face à l’imminence de la catastrophe écologique, et au cœur de la douloureuse pandémie du Covid19. Elles sont urgentes à débattre et à traiter avec rationalité et humanité, sans préjugé politique, avec méthode et intelligence. Serons-nous capables de le faire et de le gérer ? Seul l’avenir nous le dira.

Prix Goncourt 2019

Edition de l'Olivier

Une symphonie qui donne vie à un morceau d'humanité...

Montréal vue du ciel

"...une ville oléopneumatique, confortable..." où le bourdonnement humain rassure.

Skagen au Danemark: à la rencontre des deux mers

Le lieu du bout du monde, le lieu du partage des eaux, point de départ et point de chute.

Le sens de la formule, mais surtout un phrasé tonique, alerte, développé sans faiblir au rythme du récit, un rythme qui s’adapte à chaque personnage: Johanes Hansen, le père pasteur, homme de foi sans foi, a un rythme sophistiqué avec d’amples lenteurs et des accélérations retenues, quelques raté aussi et quelques étouffements, un peu comme sa voiture; Anna, la mère, flamboyante, désarmante de cruauté, est animée d’un rythme virulent, pétaradant, un rythme de tornade mais sans vent véritable; Patrick, le co-détenu, imprime un rythme lourd, marqué de pulsations fortes qui frisent parfois l’explosion; Winona, l’épouse adulée, déploie un allegro qui joue sur le crescendo et le decrescendo, ose les pizzicati de la ferveur autant que le legato de l’intime; et, bien sûr, Nouk, la chienne fidèle et savante dans l’art d’aimer dont le rythme se plie à celui de son maître, compagnon de fortune et d’infortune dont elle ne supportera pas d’être séparée.


Le récit est construit comme une symphonie qui donne vie, non pas à une histoire à proprement parler, mais à un morceau d’humanité, découpé dans le vif, dans toute sa diversité, son charme et son incohérence.


En arrière-plan, la vie quotidienne du narrateur dans la cellule de sa prison, avec Patrick obsédé par les Harley. Cet arrière-plan, ce sont les basses qui créent un fond sonore vibrant, alternant forte et triple forte, enfermant aussi, infligeant au récit, malgré ses échappées, une immobilité pesante mais fausse, un ostinato, plutôt, qui ralentit régulièrement le récit, tient en haleine le lecteur dans l’attente de la cause, sans cesse reportée, de cette incarcération.


Au premier plan, régulièrement absorbées par l’horizon comme le paysage qui défile lorsqu’on roule en voiture, les étapes successives d’une vie ordinaire avec les cordes qui grincent les impasses, vibrent en volutes légères ou profondes, violons d’accompagnement ou violons de caractère, avec les flûtes et hautbois qui fanfaronnent les victoires ou sifflent les fins de parties, avec les percussions qui lancent les alertes et qui sonnent les glas.


La coda du dernier mouvement ouvre sur le monde des origines qui est aussi le monde de la fin : Skagen, le point de départ et le point de chute, le lieu du « partage des eaux » et de « la rencontre des mers ». Le tout pour une partition, savante de l’homme, à exécuter en mesure mais sans crainte, face à laquelle le lecteur est à la fois musicien/chef d’orchestre et auditeur/spectateur, sans oublier d’être toujours les cinq à la fois au risque de faillir à sa responsabilité, celle de donner vie à l’ensemble. Car c’est bien ce qui est le plus remarquable dans ce récit, ce rôle essentiel attribué au lecteur sans qu’il ne soit jamais explicitement sollicité. Mais il est sans doute vrai aussi que tous les lecteurs n’habitent pas le livre de la même façon...

Un récit qui interroge l'identité féminine

Immergée pendant deux ans dans un bordel à Berlin, Karine Tuil raconte son expérience...

Pablo Picasso

Femme dans un fauteuil 1913

collection Madame Ganz New-York

Fabian Perez

(Argentine)

Né en 1967 à Buenos Aires

créateur d'un style: le Néo Emotionalism

style narratif dramatique

Il y a autant de façons d’être une femme qu’il y a de femmes sur terre, mille et une façons d’être une mère, une épouse, une maîtresse ou une pute, et parfois tout cela à la fois au fil d’une même existence. Il y a autant de façons d’être un homme qu’il y a d’hommes sur cette planète, mille et une façon d’un père, un mari, un séducteur, un amant, un violeur ou un...gigolo.

C’est curieux que l’équivalent masculin de “pute” n’existe pas dans la langue française alors que tant de mots se bousculent pour désigner la fille de joie, comme si la prostitution n’existait pas au masculin, ou comme si les hommes qui font commerce de leur corps n’étaient pas des prositiués...ou n’étaient pas des hommes; comme s’il existait une incompatibilité substantielle entre le statut de prostitué et le statut d’homme. Peut-être pas si étonnant que cela...

Contrairement à ce que soutient l’auteure, je ne crois pas que la prostitution réduise la femme à ne plus être qu’une femme:

“Ecrire sur les putes, qui sont une telle caricature de femme, la nudité schématique de cet état, être une femme et rien que ça, être payée pour ça, c’est comme examiner mon sexe sous un microscope.” (p.251)

La féminité n'est pas une équation. Je ne crois pas que cette réduction ait un sens.

La féminité ne se réduit pas au sexe, pas plus qu’elle ne peut se réduire à la maternité. Une femme qui ne baise pas reste une femme. Une femme qui n’a pas d’enfant reste aussi une femme. “La conscience suraiguë d’être une femme” ne se manifeste ni dans ni hors du bordel, ni dans ni hors du foyer familial, ni dans ni hors de n’importe quel lieu de vie. Elle se construit dès la petite enfance et se vit tant bien que mal au fil des obstacles surmontés ou non, des rencontres, des expériences, des succès et des échecs. La féminité est d’abord un certain regard sur le monde et un amour de la vie non raisonné et plus fort que tout. Ni une résolution intellectuelle, ni une pulsion, ni une physiologie mais une posture aux mille et une inflexions. Étrange d’ailleurs la pudeur indéfectible de l’auteure lorsqu’elle évoque furtivement sa grossesse... Que veut-elle cacher ? Rien ? Seulement se cantonner à sa vie de “fille publique”? D’accord, mais alors pourquoi cette ouverture en apparence si anodine : “Hier, je suis avec mon fils qui vide méthodiquement le placard à vêtements pendant que je fais son lit.” Et pourquoi cette évocation furtive sur deux pages (309 à 311) “J’ai fait un deuil paisible de mon moi sexuel, il ne me semble plus vivre qu’à travers ce ventre où je sens parfois se déplacer quelque chose.” Trois paragraphes en tout et pour tout sur lesquels s’appuie l’évocation “d’un vrai amour impossible”. Sans doute est-ce là la clé de compréhension de cette féminité boulimique de sexe : une quête d’absolu et le retour inéluctable à la passion malheureuse vécue à vingt ans: “Cette année de mes vingt ans avait été un âge d’or derrière lequel j’avais couru, depuis, inlassablement, désespérant de me sentir encore aussi vivante, aussi pleine du monde.” Un seul homme aimé avec passion et qui n’a jamais aimé en retour, fait naître la volonté vorace d’être désiré par tous les hommes sans jamais les aimer en retour ce que garantit le statut de pute.

Ce qui est déroutant dans ce récit qui nous immerge dans le milieu si complexe de la prostitution, c’est la manière dont l’auteur en gère l’ambivalence culturellement inscrite dans nos schémas de pensée. On aurait pu attendre qu’elle fasse imploser cette contradiction moralisatrice et vieillotte. Mais pas du tout, au contraire, elle l’entretient, la rafraîchit, lui donne une saveur nouvelle. Rejet et fascination vont de pair tout au long du récit. Le bordel est tour à tour un palais et un abattoir, au plaidoyer pour la “pute heureuse” s’oppose la réduction des filles à des “objets sexuels”, le client est minable, pusillanime, pervers, mais il peut aussi être beau, chaleureux, généreux. Les corps des filles sont eux-mêmes soumis à cette ambivalence, à la fois magnifiques et abjectes. Et cette ambivalence se dissout dans l’image du miroir qui fait du bordel un microcosme peu enviable de la société: “le bordel, au fond, ce n’est qu’un miroir grossissant où tous les défauts, tous les vices des hommes tempérés par le quotidien deviennent assourdissants.” (P.266)

Dans cette boulimie de sexe, qui s’étale tout de même sur 371 pages, il y a une volonté féroce de braver la mort, un effort désespéré et sans cesse déçu, donc à renouveler, d’atteindre le sentiment d’exister. Bien naïf de croire que le plaisir sexuel puisse jamais donner le sentiment d’exister, très masculin aussi. C’est une conception d’homme. D’ailleurs l’auteure achève son parcours en se projetant dans une figure d’homme: “J’aurais dû être un homme. J’aurais été le roi des clients...” un conditionnel commode pour dresser le portrait du client idéal, fasciné, fidèle et respectueux de ce sexe féminin qu’il vénère au point d’en tomber amoureux et de devenir “le seul pour qui s’effondre toutes les résistances”. Retour insidieux au "vrai amour impossible" et pour plus d'efficacité, rien de mieux que l'incarner soi-même.

Les femmes savent intrinsèquement que le plaisir sexuel est bien plus proche de la mort que de la vie. L’auteure elle-même le souligne avec justesse : « (…) personne n’a conscience du combat éminemment cérébral que ces deux êtres humains [la pute et son client] livrent contre le temps. Le temps. Parce qu’il n’y a rien d’autre. Le temps, et au bout la mort – la grande sœur de l’ennui, à qui on aurait appris l’honnêteté. » (p.356)

Les prostituées elles-mêmes ne s’y trompent pas. Elles savent qu’elles accomplissent un travail mortifère, elles savent qu’elles prennent des risques et la plupart d’entre elles font ce métier non pour vivre mais pour survivre. Et c’est ce qui les rend si poignantes, si attachantes, si respectables. Au bout du compte, ce que l’auteure a paradoxalement le plus de mal à accepter, c’est peut-être sa féminité pourtant toute entière perceptible dans ce regard si tendre et si humain qu’elle pose sur ce monde de la prostitution si cru, si violent et si provocant.

Karine Tuil

Les Choses Humaines

Edition Gallimard 2019


Terrifiant. Dans Les Choses humaines, tout est terrifiant. L’univers de la famille Farel est terrifiant. L’univers de la famille Wizman est tout aussi terrifiant pour des raisons diamétralement opposées. Les personnages sont terrifiants, leurs postures, leur état d’esprit, leur vie quotidienne, professionnelle, affective.

Les passions, les obsessions, les phobies et les angoisses des uns comme des autres sont terrifiantes. L’implacable mécanique de la machine judiciaire est terrifiante. Le poids démesuré des médias, l’omniprésence menaçante et destructrice des réseaux sociaux, l’exploitation et la manipulation des mots qui vident les actes de leur sens au point qu’il devient quasiment impossible d’en déterminer l’exacte signification, tout est terrifiant.

Cette importance démesurée de l’image, cette utilisation de la séduction et de la vitalité sexuelle comme mode de domination, comme forme charnelle du pouvoir, ou simplement comme garantie d’existence, ce narcissisme permanent et exacerbé de chacun, dans ses réactions, dans ses décisions, dans ses témoignages, tout cela démontre une telle pauvreté, une telle indigence, une telle cécité d’âme qu’on tourne les pages avec une fébrile impatience dans l’attente d’une éclaircie qui ne survient jamais.

S’il s’agit bien là de peindre le monde qui est le nôtre, alors il est clair que nous sommes dans l’impasse. Mais je ne crois pas que Les Choses humaines peignent le monde contemporain. Elles font davantage le tableau amer d’un microcosme très parisien qui, à l’image du personnage principal, Jean Farel, tourne en rond dans une cage dorée et se heurte à ses propres excès, à ses propres délires, souffre de ses indigestions, de ses coliques.

S’il est certain que la société du XXIème siècle doit s’interroger sur ses modes de communication, sur son usage des Internet, sur la place que peut tenir la sexualité, sur les conséquences qu’entraîne la salutaire mais difficile libération des mœurs, sur le rapport entre les hommes et les femmes, sur les limites du droit, sur la frontière aujourd’hui devenue imperceptible entre la vie privée et la vie publique, sur la légitime revendication du droit à la parole, à la transparence, à la justice et à la vérité, et, expressément, sur les enjeux démocratiques de toutes ces questions très prégnantes et infiniment complexes, il est tout aussi certain qu’aucune de ces questions ne peut être débattue sans le double préalable du bon sens et du respect d’autrui. Ces deux fondamentaux constituent les racines primordiales de toute réflexion politique, philosophique ou sociale ; deux fondamentaux qui font cruellement défaut aux protagonistes du roman de Karin Tuil. Un manque tragique qui fait de leur histoire un thriller glaçant.


Pierre Lemaitre

Miroir de nos peines

Gallimard 2020

Un moment T de notre Histoire : juin 1940, la grande débâcle.

Une dizaine de personnages pris au hasard, englués chacun dans une histoire personnelle compliquée, douloureuse, chaotique, dotés chacun d’une personnalité banale, voire médiocre, et d’une puissance de vie hors du commun ; des êtres à la fois terriblement misérables et fragiles, et incroyablement lumineux et sublimes; de l’humain pure souche: un monde où les plus vertueux sont capables des pires crimes que la situation exceptionnelle qu’ils traversent métamorphose inopinément en actes de courage et de bienveillance, un monde où les plus malfaisants font preuve d’un courage et d’une audace saisissants.


Lancés sur les routes de l’exode pour des raisons bien différentes, tous vont à la rencontre de leur destin. Ce parcours laborieux, semé d’embûches et de drames, les amène à explorer ce qui en eux est profondément enfoui : le pire et le meilleur, à découvrir l’infini des registres de leur humanité, de leur résistance, de leur volonté incompressible de vivre.

Embusqué derrière les mots, le narrateur mène de main de maître le ballet magistral de ses personnages. La truculence des dialogues ne cède en rien à la virulence de la narration. Et ce narrateur surgit, de temps à autre, à peine masqué, au hasard d’un bosquet, d’un virage ou d’un ciel sans étoile, par jeu, par malice, par complicité. Mais il s’est surtout choisi un double qu’il regarde évoluer avec autant de cruauté moqueuse que de tendresse complice. Nul doute que Désiré « Migaud ou Migault ou Mignon, etc... » ne soit son double malicieux et superbe. Quoi qu’il en soit, chaque personnage est le double de l’un d’entre nous. Leur parcours, ténébreux et sublime, se fait, comme le signale le titre du roman, « miroir de nos peines », miroir de nos propres lâchetés, de nos propres vaillances. Et cet exode, triste et lamentable épisode de notre histoire, se fait révélateur de nous-mêmes.


Il est très difficile de restituer l’épaisseur humaine d’un épisode de l’Histoire. L’historien accomplit une tâche précieuse : il met tout à plat, rétablit la chronologie des faits, cite ses sources, valide des dates, recoupe, classe, vérifie, propose des hypothèses rationnelles pour combler les blancs, les failles. Ce faisant, il reconstitue les actes et les mots tels qu’ils ont été accomplis ou prononcés, non pas tels qu’ils ont été ressentis et pensés, c’est à dire vécus. Cette restitution là, il n’y a que le romancier qui puisse la produire parce qu’il est toujours, à l’image d’André Gide, cet « insaisissable Protée » qui se coule et se moule dans des vies étrangères à lui-même. Dans chacune de ces vies qu’il révèle et anime, il est comme le réfugié, le demandeur d’asile, incertain et inquiet, cherchant à tâtons et souvent dans la détresse, le coin d’humanité qui donnera du sens à ses indomptables métamorphoses. Et c’est bien ainsi que Pierre Lemaitre, avec Miroir de nos peines, achève sa trilogie de l’entre-deux guerres, en nous emmenant avec lui dans ces troublantes et enrichissantes immersions au cœur de notre humaine condition.

Civilizations

Laurent Binet

Editions Grasset 2019


Une épopée inversée, une nouvelle Enéide, une nouvelle Chanson de Roland, ou une Franciade à contre-pied ainsi que le proposent les quelques courts chapitres écrits sur le modèle ancestral des grands mythes plus seulement racontés le soir à la veillée mais posés, fixés, immortalisés sur les “feuilles qui parlent”, ces parchemins rugueux, ces livres apocryphes qui enferment les mots, les mots de la défaite et de la peur, les mots de la victoire et de la gloire, les mots des hommes avec leurs exploits, leurs rêves, leurs illusions, leur démentiel courage et leur infinie cruauté.

“Immortels habitants du lumineux Empire

Du firmament serein, du Pôle de splendeur,

Vous vous rappelez tous sans l’entendre redire,

Que de forts Quiténiens la brillante valeur

A des hauts faits sans nombre illustré leur histoire,

Et que ce peuple aura par la loi des Destins

Un grandiose avenir effaçant la mémoire

Des Assyriens, des Grecs, des Persans, et Romains.


Une épopée inversée parce que ce n’est plus le fier Enée, ni le courageux Roland, ni le puissant Charlemagne qui sont porteurs de l’héroïsme et de l’aventure, ce sont les Incas, ces Quiténiens venus du fond des âges et de la Cordillère des Andes, qui découvrent notre ancestrale Europe et qui s’y imposent, abasourdis de nos incohérentes querelles - étrange tout de même de s’entre-tuer aussi durement pour un problème de cuisine au lard – et fascinés par la beauté de nos patrimoines.

Alors, à travers leur regard, on relit les aberrations de notre vieux monde, ses malheurs, ses tragédies, sa violence, sa cupidité, son intolérance et son orgueil. L’impassible Atahualpa observe, écoute, apprend; et il apprend vite à déjouer nos antiques ruses et à user de nos éternelles obsessions et de nos ataviques passions: la puissance et l’or.

Avec lui et ses troupes, on traverse les pays du “dieu cloué”, “des feuilles qui parlent”, des “petits lamas blancs” et des “cannes à feu”. On croise Iñigo Lòpez de Loyola, Luther, Erasme, Thomas More, Lorenzo de Médicis, Michelangelo, Le Titien, les rois, les reines et les papes de ces temps obscurs, les paysans et les pauvres hères, la peste et la gravelle, les tempêtes et les tremblements e terre. Et, d’un bout à l’autre de l’Europe, c’est une telle diversité de combats, d’aventures, de débats et de réformes, qu’on se demande, au bout du compte, comme Cervantès dans les dernières lignes, sur quel vaisseau fantôme nous a fait embarquer le conteur, loin, très loin de l’Histoire, et pour tant au cœur de notre histoire d’européen aux multiples identités, pour une traversée épique d’une mémoire renversée.

Un livre des martyrs américains

Joyce Carol Oates

Ed. Philippe Rey 2019

traduction Claude Seban

Joyce Carol Oates nous immerge dans l’Amérique profonde, ni celle d’hier, ni celle de demain, celle d’aujourd’hui, à la fois si lointaine et si proche de nous, si tragiquement humaine.

Je dois avouer que j’ai failli à de nombreuses reprises abandonner ma lecture parce que ma conscience de lecteur était « comme blessée par de minuscules éclats de verre » à l’instar de celle de Naomi, la fille du médecin assassiné, malmenée par le deuil et le chagrin, la perte du père, l’abandon de la mère, la haine pour l’assassin, pour la cause de l’assassinat, pour le sens et le non-sens de tout et particulièrement de cet acte et des conséquences qu’il entraîne, des malaises qu’il révèle. Mais je n’ai pas cédé à ma paresse, et j’ai bien fait.


Ballottant le lecteur d’un univers à l’autre, d’un chagrin à l’autre, le roman est construit sur le face à face des deux familles, celle du coupable et celle de la victime, celle du charpentier-couvreur, pasteur raté, criminel accompli, entièrement voué à la mission qu’il affirme avoir reçu de Dieu, et celle du médecin brillant, biologiste, obstétricien, entièrement voué à la cause de l’avortement qu’il pratique. Les deux familles en miroir dressent le tableau d’un clivage entre deux pans de la société radicalement opposés et incompatibles. Même si les dernières lignes du livre proposent une réconciliation inattendue et partielle, il semble impossible d’envisager toute réconciliation.

D’une part, cette division est enracinée dans l’histoire et la culture de la société américaine qui s’est constituée à partir d’elle, en fonction d’elle. C’est une guerre souterraine inhérente à la fondation même des États-Unis d’Amérique, que la grand-mère Madelena définit très clairement dans un passage clé du roman :

« En Amérique, ces tragédies ne sont pas rares. La mort de l’idéaliste, d’un homme désintéressé, c’est le prix à payer quand on affronte la marée noire de l’ignorance et de la superstition. Il y a une guerre aux États-Unis – cette guerre est là depuis toujours - . Les rationalistes parmi nous ne peuvent l’emporter, car le penchant américain pour l’irrationnel est plus fort, plus primordial et plus virulent. » (p.624)

Ce clivage, la littérature et le cinéma américains en véhiculent magistralement le mythe, comme le combat entre le bandit sanguinaire et l’avocat futur sénateur dans L’homme qui tua Liberty Valence de John Ford. Mais, entre le criminel et l’homme de loi, le cow-boy violent et généreux, vient prendre en charge et à son compte la responsabilité de la violence nécessaire pour éliminer le mal. Ainsi, la résolution du clivage est-elle fantasmée dans une figure d’humanité ambivalente qui transcende la discorde. De même, dans le roman de Joyce Carol Oates, l’étreinte finale de la boxeuse et de l’artiste réconcilie les contraires dans un face à face où les protagonistes agissent comme malgré elles : « la décision avait été prise pour elles. » mais il n’y a pas de complément d’agent.

D’autre part, une incohérence patente signale que ce clivage est plus complexe qu’il n’y paraît. Qui est l’idéaliste ? Qui est le rationnel ? Qui est l’irrationnel ? Ce sont des questions sans réponse possible, pire, ce sont des questions sans issue. Le modèle de la société américaine n’est pas à deux pans mais à trois : rationnel – idéaliste – irrationnel, et cette trinité est celle de la civilisation occidentale. Tout l’effort des démocraties occidentales est de faire fusionner, s’embrasser le rationnel et l’idéaliste, toute l’habileté totalitaire, religieuse ou laïque, est de combiner idéalisme et irrationalité ; et c’est cela qui emmène Luther Dunphy jusqu’à son crime, mais c’est aussi cela qui conduit Gus Verhooes à la provocation, à l’imprudence, à l’oubli de ses responsabilités familiales.


Toute cette problématique, qui n’est, à mon sens, pas propre aux États-Unis, n’est que la partie émergée de l’iceberg. Il y a deux logiques tragiques et destructrices en œuvre au cœur du roman : la violence comme mode d’existence et l’incapacité de formuler une parole de transmission.

Aux États-Unis, la violence est fondatrice. Elle l’est aussi dans ce roman où nul ne peut exister hors de la violence. La violence physique : de l’accident mortel à l’exécution en passant par le meurtre ; de la violence conjugale à la violence spectacle qu’incarne Dawn Dunphy dans sa carrière de boxeuse ; de l’agression banale au règlement de compte. Mais aussi la violence morale, de la trahison au mensonge ; de l’abandon au refus d’aimer, de vieillir, de pardonner. Tout est violence et chaque personnage, selon son éducation et son mode de vie, existe ou tente d’exister dans et par cette violence. Les paysages, les villes, les foyers des personnages sont eux-mêmes entachés de violence, des univers où le silence même est violence.

Cette omniprésence de la violence condamne la parole et rend impossible la transmission, la discussion, le débat, la connaissance, la reconnaissance. Dans le roman, toute parole fiable est impossible. Le mari ment à sa femme. La mère ne peut plus parler à ses enfants. Les enfants ne peuvent plus parler à leur mère, ne peuvent plus se parler entre eux. La parole de Dieu est détournée. La parole du prêtre est falsifiée, la parole de l’entraîneur sportif est mensongère, la parole des association est pernicieuse, enflée et délétère, la parole des témoins est floue, la parole de la justice est boiteuse comme en témoigne l’annulation du premier procès et les reports multiples de l’exécution, jusqu’à l’annonce officielle à laquelle il manque des lettres…

Alors on se cogne inexorablement au vide d’une parole défaillante et, comme les personnages dans leur vie, on n’avance pas : le récit revient sans cesse à ce triste jour de novembre 1999 qui ouvre le roman où toute parole est absente et où seuls résonnent les cris, les vitupérations, les gémissements et surtout le silence ; un silence qui ne nous lâche plus et qui préside encore la « consolation finale » de la conclusion. Ni héros, ni martyrs, seulement des personnages aphasiques et paralysés dans leurs existences, emblématiques d’une société qui fabrique massivement ses secrets, une société du mensonge et de la dissimulation ; une société qui a mûri trop vite, qui a vieilli prématurément et dont la conscience collective reste coincée dans l’enfance, prise au piège de ses rêves et de ses mirages.


Bien loin des clichés et des masques de façade que nous transmettent les médias, le roman de Joyce Carol Oates nous permet de mieux comprendre cette société américaine et d’approcher de sa véritable complexité, d’en mesurer aussi, au-delà des différences, sa proximité avec la nôtre.

Franz-Olivier Giesbert

Le Schmock

Edition Gallimard 2019

Difficile d’écrire un roman dont le personnage central est un homme médiocre, caractériel, bourré de tics et d’obsessions irrationnelles, un personnage incrusté dans la chair de l’Histoire, Adolphe Hitler, le « Schmock. »


Bien sûr, ce n’est pas le personnage principal de l’intrigue romanesque, mais il est partout, en arrière-plan, au premier plan, au-dessus, en-dessous, à côté ; il s’étale, se répand en tout lieu, transpire dans chaque dialogue comme une espèce de glu qui s’infiltre partout et dont on ne parvient pas à se débarrasser. Même une fois mort, il continue de suinter des plaies mal refermées du grand corps malade de l’Histoire. Cette omniprésence est sans doute due – et c’est peut-être ce qui est le plus terrifiant – à ce qu’il incarne dans le réel comme dans la fiction : une caractéristique humaine essentielle et anhistorique, le besoin humain irrépressible de discrimination. Le seul moyen de se sentir fort, c’est de discriminer l’autre, de le diminuer, de l’anéantir, de lui dérober son humanité, de le reléguer au statut d’animal, mieux encore, de chose inerte et sans valeur. Et plus on veut garantir sa force, plus il devient nécessaire de le soumettre, de l’humilier, de le briser, de le réduire en poussière. La reconnaissance de l’autre dans sa différence est considérée comme une marque de faiblesse, une trahison de sa famille, de son groupe, de son clan, de sa nation, de sa civilisation. Et nous sommes bien obligés de constater que cette logique est loin d’avoir disparu avec Hitler. Elle est inhérente à notre monde, à l’espèce humaine sans distinction de religion, de culture ou d’ethnie. C’est bien là le noyau dur du roman de Franz Olivier Giesbert.


Les personnages principaux de l’intrigue sont fictifs, emblématiques d’une bourgeoisie allemande, juive ou non juive, cultivée, prospère, intelligente et dynamique qui se laisse piéger, année après année, par insouciance, par légèreté, mais surtout par un dangereux sentiment de supériorité. Ils mènent une vie brillante au cœur des magnifiques paysages de la Bavière, dans l’opulence et la désinvolture, et laissent grossir en toute conscience, en leurs murs mêmes, le hideux cancer qui va les détruire. Les femmes, épouses ou filles, ont plus de clairvoyance mais restent impuissantes. Et l’Histoire déroule son implacable tracé.


L’auteur annonce en 4ème de couverture vouloir chercher à comprendre « ...par quelle aberration, à cause de quelles complaisances, quelles lâchetés, le nazisme fut possible. ». Le roman donne un large éventail de ces aberrations et de ces complaisances dans une trame narrative habile et bien ficelée. Mais le compromis entre l’Histoire et la fiction ne passe pas. A de nombreuses reprises le lecteur est extirpé de la fiction, explicitement ou implicitement, et confronté à des mémentos qui relèvent de l’historien non du romancier. Et ce va-et-vient discrédite le récit, non pas qu’il le décrédibilise mais il le renvoie à un statut fictionnel secondaire, une sorte de prétexte quasi accessoire. Ce qui reste le plus important, c’est l’Histoire et ce morceau d’Histoire là semble ne pas pouvoir être romancé. On peut comprendre que l’auteur n’ait pas pu se résoudre à donner aux dignitaires nazis et à Hitler lui-même une dimension romanesque, comme il se refuse explicitement à raconter ce qui se passe à l’intérieur des camps d’extermination. Mais du coup, cela donne au roman un statut bâtard : mi roman, mi essai historique. Ce faisant, Le Schmock rend parfaitement compte de l’état d’esprit de la génération d’immédiate après guerre à laquelle appartient l’auteur : une incompréhension douloureuse face aux événements de la première moitié du XXème siècle, et particulièrement face au nazisme, une immense difficulté à digérer l’héritage de cette Histoire et une inquiétude lancinante, grandissante avec le poids des ans, face à sa propre incapacité à garantir un monde meilleur. Ce qui est prodigieusement intéressant dans ce roman, c’est que ses atouts comme ses failles en témoignent magistralement. Le Schmock, c’est le regard incisif, navré et rageur d’une génération sur le passé tragique de ses parents et grands-parents qui n’ont pas pu ou pas voulu transmettre ce qu’ils avaient vécu parce que ce qu’ils avaient vécu, qu’ils aient été parmi les bourreaux, les victimes ou parmi ceux qui ont fermé les yeux, et sans doute souvent les trois à la fois, était indicible.


Le Schmock, c’est un effort très respectable pour dire ce que nul ne parvient à dire encore aujourd’hui : cette banalité du mal tapie en chacun de nous et qui, sous l’effet de circonstances particulières, peut prendre une envergure monstrueuse et entraîner les plus paisibles dans une logique de guerre totale quasi apocalyptique.


Il me semble que tant que la société européenne n’aura pas une claire conscience de cette réalité toute humaine, elle aura beaucoup de mal à se tourner sereinement vers son avenir.

Jean-Christophe Rufin

Les Trois Femmes du Consul

Editions Flammarion 2019



Lire un roman de Jean-Christophe Rufin, c’est comme déguster une exquise pâtisserie ou savourer une pétillante coupe de grand Champagne. C’est une fête de la langue, des idées, des images qui libèrent leurs saveurs page après page avec subtilité, humour et délicatesse, sans tricher, sans jamais esquiver la laideur et la cruauté du monde, ses bassesses et ses artifices qui ne sont pas toujours – pour ne pas dire jamais – là où on croit les trouver.


​Et c’est bien là le « miracle » Rufin : dans ses romans, tout y est infiniment juste mais cette justesse est atteinte grâce à l’art du décalage. Tout y est décalé, décentré jusque dans les moindres détails, jusqu’au titre qui est faux mais qui dit pourtant un élément parfaitement juste de l’intrigue. Il n’y a guère que dans les romans que l’on peut atteindre un aussi haut degré de justesse dans l’examen de l’humain. Dans la vie réelle, c’est impossible : on se trompe toujours sur les autres et sur soi-même, et puis on n’a pas le temps ; même au théâtre, c’est inaccessible parce que le discours théâtral est le miroir du discours réel : il en reproduit tous les faux-semblants, et s’il ne le fait pas, il sonne faux. Mais dans un roman tout est possible à condition, bien sûr, que le narrateur ait la puissance requise pour atteindre la vérité de l’humain, et qu’il en ait la volonté.


​Dans le roman de Jean-Christophe Rufin, cet art du décalage est au cœur de l’écriture, il en est le moteur, incarné par le personnage d’Aurel Timescu, un diplomate qui n’en est pas un, un enquêteur qui n’en a pas les attributs, un être falot en surface mais fabuleux en épaisseur, qui ne cesse de surprendre, de faire sourire, d’agacer, confronté à un faux crime passionnel dont il va déjouer les apparences avec l’élégance et la clairvoyance des hommes justes.


Cette deuxième enquête d’Aurel Timescu (cf. Le Suspendu de Conakry à lire absolument) est menée, sous les apparences d’une africaine lenteur, tambour battant. Et le personnage devient de plus en plus attachant, de plus en plus prégnant. La seule ombre au tableau, c’est l’aisance de la lecture : on arrive trop vite à la dernière page et l’on est bien amer de refermer le livre. Il faudra laisser un peu de temps avant une relecture afin de faire croître le plaisir de se remémorer quelques détails oubliés ou de découvrir quelques ingénieux décalages passés inaperçus la première fois.


Ce qui est certain, c’est qu’on attend avec impatience le prochain poste d’Aurel en espérant qu’il y trouve à nouveau une énigme que lui seul saura élucider.

Le Temps des orphelins

Laurent Sagalovitch

Buchet-Castel septembre 2019

Trois forces se rencontrent dans ce récit : un héritage, un regard et un style


Lorsque aujourd’hui on revient (le verbe « visiter » m’a toujours paru insupportable) sur ce qu’il est convenu d’appeler « un lieu de mémoire », les sites conservés des camps de déportation et d’extermination, on ne voit rien parce qu’il n’y a plus rien, et que ce qui fait semblant d’être encore sonne tellement faux et fabriqué qu’on préfère ne pas voir. Et pourtant on est saisi par un grand froid qu’entretient et intensifie, quelle que soit la saison, le vent qui souffle sur ces grands espaces vides comme une porte sur le monde infini des morts.


En restituant le parcours du rabbin Daniel Shapiro accompagnant les troupes américaines venues libérer le camp de Buchenwald, Laurent Sagalovitch donne vie et sens à ce vide. Il fait surgir à chaque pas la souffrance, l’humiliation, la décomposition des êtres en même temps que la décomposition des corps ; pas de description à proprement parlé, mais une évocation intense qui détricote l’humain. Car c’est bien là le coeur du projet nazi : déconstruire l’humanité ; les juifs ne sont particulièrement visés que parce qu’ils en sont l’emblème historique, culturelle, économique et religieuse. Eradiquer l’humain, en supprimer la catégorie au profit d’une nouvelle catégorie de surhomme, débarrassée de toutes les contingences de la morale, de la religion, de la raison, de l’éthique. Supprimer l’humain en chaque homme en en faisant ou une victime ou un bourreau.


Edmund Burke écrit au XVIIIème siècle : « La seule chose qui permet au mal de triompher est l’inaction des hommes de bien ». Une phrase qui résonne à travers les siècles. On refuse le mal. On ne veut pas le voir. On ne veut pas y croire. Et quand il explose au grand jour, on est paralysé, pétrifié comme ce rabbin immergé dans le petit camp de Buchenwald, perdant tous ses repères et Dieu Lui-même, découvrant pas à pas l’horreur et les abîmes de détresse dans lesquels ont sombré ces être torturés depuis des jours, des semaines, des mois, des années pour certains . Or cette paralysie, c’est bien la nôtre à tous. Il y a des héritages que l’on ne peut pas refuser. C’est le cas pour l’héritage de l’Histoire. Comment pouvons-nous assumer qu’une telle horreur se soit produite ? Comment pouvons-nous continuer à vivre, à palabrer, à revendiquer, à nous disputer, à nous entre-tuer après ça ? Avons-nous posé les bonnes questions ? Avons-nous ciblé les responsabilités profondes qui ont permis que cela se produise ? Bien sûr nous avons châtié de grandes figures abominables ; nous avons fait de beaux discours et nous faisons acte de mémoire à diverses occasions. Mais la question lancinante que pose implicitement mais inévitablement le récit de Laurent Sagalovitch est toute autre, et bien plus dérangeante : Avons-nous pris notre part de responsabilité ?


Et ce qui projette cette interrogation cruciale sur le rabbin d’abord, sur le capitaine Reuben, sur l’aide de camp Fontana, sur tous les soldats et le personnel médical, sur les habitants de Weimar, et plus encore sur le lecteur lui-même, c’est le regard de cet enfant trouvé au camp voisin d’Ohrdruf et que le narrateur prend sous son aile. Un regard emblématique qui donne vie et puissance à tous les enfants de tous les camps ; un regard qui transperce sans juger ni se plaindre, sans pleurer ni gémir, un regard qui malgré tout, malgré le désarroi, la souffrance et l’incompréhension espère… Avons-nous la force de ne pas trahir cette espérance ?


Le tout dans un style à la fois sobre et somptueux, sans complaisance ni apitoiement, un style qui fait de la phrase une force qui emporte aux confins d’un monde devenu lointain mais dont elle impose la présence, auquel elle donne une immanence cruelle et impossible à esquiver. Toutes les stratégies de résistance qu’en tant que lecteur averti nous savons mettre en place deviennent caduques : la réalité est là et la question s’impose page après page.


Un récit magistral et nécessaire qui appelle une réponse, ni sur les ondes, ni sur les réseaux sociaux, ni dans la presse, mais dans la vie quotidienne de chacun d’entre nous, jour après jour, du lever du soleil à la tombée du soir, par notre effort de ne jamais renoncer notre humanité ni celle de notre voisin et de mettre des couleurs sur la grisaille de ces temps inhumains.

Alexis Michalik

Loin

Albin Michel 2019

Se lancer dans la lecture de Loin, c’est un peu comme se mettre en rappel à tribord d’un voilier et prendre en plein figure des paquets d’eau de mer et d’embruns après avoir tranquillement quitté un amarrage paisible et familier.


On prend très vite en pleine tête une grande bouffée d’air, une bonne dose d’inattendus et un florilège de questions sans réponses. On est poussé par le vent vers l’Est, toujours à l’Est et toujours plus loin à l’Est.


​La question originelle qui amorce le voyage des trois personnages principaux, c’est la question du père : qui est Charles ? Ce père aimant et en apparence tranquille, disparu soudainement un matin d’hiver ou de printemps, sans raison objective, sans laisser de trace, sans donner de nouvelle. Qui ? Comment ? Pourquoi ? Où ? Et chaque embryon de réponse amène de nouvelles questions, entraîne de nouveaux sauts dans le temps et dans l’espace. On voyage avec la mémoire des uns et des autres, souvent fragmentaire, énigmatique, incertaine. On voyage à pied, en avion, en car, en bateau, et surtout dans une vieille guimbarde solide comme un roc. Et jamais, ni la fatigue, ni le découragement, ni l’inquiétude de ceux qu’ils ont laissé derrière eux ne font renoncer nos globe-trotteurs de la généalogie familiale à aller jusqu’au bout du chemin, qui d’ailleurs n’en est pas un, juste une page blanche qui reste à écrire, qui reste à vivre. Et comme nos trois personnages sont fort jeunes, il leur reste tout à vivre. Ce périple n’est qu’un minuscule morceau de temps, une demi-année de tâtonnements du monde et d’eux-mêmes.


​Tout aussi rocambolesques que puissent être leurs aventures et ces tâtonnements, on y croit, on les suit avec ardeur, on tourne les pages du récit en s’exclamant, en éclatant de rire, en frémissant de peur. La cohérence du récit s’impose. Les éléments de l’histoire s’emboîtent comme dans un puzzle. Porté de villes tentaculaires en villages étroits et meurtris, de forêts opulentes en étendues désertiques, de routes en chemins, d’hôtels de luxe en bouis-bouis infâmes, de mers houleuses en lacs paisibles, de monstres inhumains en humains bienveillants, on traverse le XXème siècle, l’Europe de l’est, l’Orient, l’Asie et ainsi, de Berlin à Nouméa, on embrasse le monde tel que nos pères l’ont fait et tel qu’il est de nos jours. On frôle, comme les personnages leur vérité intérieure, le chaos d’un monde fascinant de beauté, de cruauté, d’incohérences et de diversité. Et cette traversée est délicieusement divertissante, séduisante, pétulante. C’est un roman agréablement écrit et habilement construit qui se lit comme une bande dessinée, goulûment. Chaque page se prête à un nouveau décor, et les dialogue, toujours savoureux, à des bulles percutantes.

Dans Loin, il y a du Edmond Rostand, du Blaise Cendrars, du Paul Morand, mais aussi du Hergé, du René Goscinny et du Laurent Astier.


Un voyage comme expérience d’une remise en cause radicale de ses valeurs et de son existence, dans la grande tradition du récit de voyage des auteurs du XXème siècle renouvelée avec talent.

Un roman à conseiller aux sédentaires et traîne-savates comme moi : ça fait bouger par contumace et ça met de l’oxygène dans le cœur.

Chris Klaus

La Fabrique des salauds

Edition BELFOND 

août 2019

On est immergé dans un monde insolite, hors de l’espace et du temps, et, dès l’abord, tout y est cassé, en mauvais état, enfin, les gens surtout.

Tout commence dans un hôpital, à Munich, en 1974. En fait, tout commence et finit là. Le temps est immobile. C’est le récit qui suspend le temps. Dans une des chambres de cet hôpital végète un couple improbable : Le Hippie et le SS – ce duo sonne comme la parodie d’une fable de La Fontaine – le marginal « peace and love » et l’ancien nazi, artiste peintre et faussaire, amoureux d’une juive, sœur, belle-sœur, maîtresse, épouse, agent double de la Stasi, du KGB, du BND, de la CIA et du Mossad, Swami Deva Basti et Konstantin Solms, Swami et Koya pour les intimes.


Koja, une Shéhérazade occidentale au masculin, déverse, comme son modèle, une parole fleuve qui charrie, chahute et chavire toutes les tempêtes du XXème siècle, une parole fleuve qui traverse le temps à grande vitesse comme une tornade de mots et qui submerge son auditeur au point de l’engloutir. En effet, au terme du récit, ce n’est pas le conteur qui disparaît ou qui est gracié, c’est celui à qui il était destiné qui est anéanti. Et le mouvement est donné au récit cadre par ce progressif engloutissement.


La logique du conteur – ce « je » envahissant et intrusif – nous est donnée au début du chapitre 3 (p.63) :


« J’ai toujours eu conscience de ce que j’étais devenu. Mais justement : c’est arrivé malgré moi. Par hasard. Par accident. A mon propre insu. J’ai réagi au déclin du monde et non l’inverse. J’étais profondément sincère. Et aussi profondément hypocrite. »


Et cette logique nous fait grincer des dents parce que c’est la logique de la plupart des hommes, lecteurs compris. Koja pourrait parler au présent : son récit est profondément sincère ; et aussi profondément hypocrite. Et il n’est jamais autant sincère que lorsqu’il ment, comme la plupart d’entre nous. Cette logique du conteur rejoint celle du récit lui-même, innocemment formulée par Swami (chap. 3 p.67)


« (…) il n’y a pas de coïncidence, tout obéit à des règles déterminées. Et tout est lié à tout (…) Et une fois que le lien est fait, le contre-nature devient naturel. Pour se trouver, il faut trouver une histoire. Raconte-moi le début, puis le milieu, puis la fin de ton histoire - et tu auras le lien. »


Si la narration permet au conteur de se trouver, elle perd son auditeur : le pauvre Swami ne s’en relèvera pas, et le lecteur, son double, s’arrache les cheveux d’avoir eu envie de rire aux pires horreurs de l’Histoire, de s’être impatienté d’avoir dû tourner les pages dans l’attente brûlante des meurtres projetés, ou pire, d’avoir été déçu des attentats ratés…


Dans son Post-Scriptum, au cours duquel il cite abondamment ses sources, l’auteur s’excuse d’avoir, en la mettant en fiction, sans doute un peu déformé l’Histoire. Mais, et le récit en fait la démonstration, on n’est jamais si proche de la vérité que lorsque la fiction, soigneusement construite et habilement mêlée à l’Histoire, accède au cœur des faits et pénètre cette zone mystérieuse d’inhumanité dans l’humain que même le meilleur des historiens ne peut atteindre. Koja n’a pas tort : pour mieux dire vrai, il faut mentir.


Au bout du compte, ce n’est pas tant l’Histoire du XXème siècle qui est mise en fiction que l’histoire de l’âme humaine confrontée à ces événements. Certains grands philosophes ont usé leur esprit et celui de leurs disciples à démontrer la banalité du mal. La Fabrique des salauds en fait un tableau diablement efficace, en montre toutes les ramifications et les conséquences labyrinthiques, du bas de l’échelle sociale aux sommets des Etats.


Une lecture éprouvante d’un récit difficile qui aborde le XXème siècle de façon décapante, avec suffisamment de pertinence pour servir à interroger également, en filigrane, notre triste actualité.





 

David Foenkinos

Deux Soeurs

Editions Gallimard    juin 2019

           Comme toujours avec David Foenkinos, tout semble incroyablement léger, ni superficiel, ni inconsistant, bien au contraire, mais léger.On traverse la progressive descente de Mathilde dans la dépression avec légèreté. On partage l’intensité de la douleur qui broie cette malheureuse jeune femme en caracolant de page en page comme si on parcourait un désert sans jamais ressentir ni la fatigue ni la peur. Plus Mathilde souffre et plus on surfe sur les phrases comme sur du sable roulant sous nos pieds.


           Et ce qui crée cet effet paradoxal, c’est le style si particulier de David Foenkinos, intrinsèquement interrogatif. Ce qui nous porte, nous lecteurs, au-dessus du chagrin du personnage, c’est une interrogation permanente et prépondérante qui nous pousse vers la phrase suivante, vers la page suivante. Bien sûr, ce sont d’abord les interrogations de Mathilde; mais très rapidement, par un usage très particulier du style indirect libre grâce auquel fusionnent personnage et narrateur, c’est la narration toute entière qui met le lecteur en suspension, au-dessus du récit, dans l’attente de plus en plus pressante et toujours renouvelée de ce qui va se passer.


           L’absence de chapitre accentue ce phénomène et toutes les interrogations se bousculent dans les blancs qui jalonnent le texte et nous laissent en équilibre au bord des dunes du récit. Même la chute de l’histoire nous laisse en suspens et la dernière phrase sous-tend elle-même une interrogation, des interrogations, poignantes, car rien n’est résolu. Face à tous les possibles, nous restons interdits. Pour mieux accentuer cette logique, le narrateur met, de temps à autre, en notes de bas de page, des commentaires rapides qui auraient pu parfaitement être intégrés à la narration, comme une façon de susciter des interrogations supplémentaires.


          Le résultat, c’est que la narration est extrêmement fluide mais déroutante car l’essentiel semble sans cesse nous échapper. A l’instar du personnage principal, nous courons après quelque chose que nous ne trouvons pas, que nous ne trouverons jamais.


Une manière étonnante de faire ressentir à ses lecteurs ce que peut être une vraie dépression et jusqu’où elle peut conduire.



Ulrich Alexander Boschwitz

Le Voyageur

Editions Grasset 2019

Traduction Daniel Mirsky

    Un manuscrit d’auteur, mort en 1942 dans le naufrage de son bateau torpillé par les allemands, redécouvert et publié pour nous immerger dans l’Allemagne nazie de 1938, en novembre, au moment de ce que les historiens ont appelé La Nuit de Cristal.


Choisissez une identité: juif et allemand; un statut: chef d’entreprise, bourgeois aisé qui aime faire des affaires et a su rendre son entreprise prospère; une épouse: allemande et de bonne naissance; un associé: allemand et de bon commerce, un homme que vous avez connu dans les tranchées de la Grande Guerre, un ami solidaire et dévoué; un appartement dans un bel immeuble du centre de Berlin, que votre femme a arrangé avec goût et un sens inné du confort; un fils, un peu difficile à gérer, installé à Paris; un costume de bonne facture, sobre, discret, conventionnel comme votre chapeau et votre serviette. Vous n’avez aucune conviction religieuse, aucun engagement politique, aucune passion particulière si ce n’est votre goût pour le travail bien fait, pour l’ordre et le respect des lois. Glissez-vous dans ce modèle de vertus berlinoises, assez froid, plutôt timide, méfiant par nature et intéressé par devoir : la prospérité est le signe d’une vie droite et maîtrisée.


      Mais voilà ! Vous êtes juif. Cela ne vous a jamais vraiment intéressé. Cet élément de votre identité vous a toujours laissé indifférent. Vous ne l’avez jamais pris en compte, examiné, interrogé. Et c’est  peut-être là votre seule erreur. Si vous vous étiez davantage penché sur vos origines, sur votre histoire et celle de vos semblables, peut-être auriez-vous pu mieux remarquer les signes avant-coureurs de l’horreur qui se profile. Mais voilà, jusqu’à ce jour de novembre 1938, vous avez toujours été indifférent à votre judéité.


Et tout à coup, brusquement, en quelques heures, tout s’effondre. Votre univers, vos relations, vos liens familiaux et affectifs, votre argent, vos biens, vos certitudes, tout s’effrite, se délite, se dilue et vous n’êtes plus réduit qu’à vous-même et incapable d’échapper à vous-même. Alors vous vous lancez dans une course folle. Vous vous fixez des objectifs et des destinations qui perdent tout leur potentiel et leur sens dès que vous en approchez. Et pourtant, il n’y a que dans le mouvement, la marche, le train, surtout le train, que vous parvenez encore à respirer, mal, mais suffisamment pour avoir l’illusion de survivre. Et vous parcourez l’Allemagne dans tous les sens en vous heurtant inexorablement à ses frontières comme à des murs infranchissables, comme le lion en cage se heurte à ses barreaux avant de se laisser mourir.


C’est le long monologue d’Otto Silbermann qui porte cette terrifiante descente aux enfers ; un monologue qui nous fait vivre de l’intérieur les affres de l’exclusion, du rejet, de la haine sans cause, de la négation de l’humain.


Sobre – Passionnant – Terrifiant

Un manga au poil

A la fois charismatique et loufoque, le personnage de Red cat, dans le manga qui porte le même nom vous emporte dans une histoire composée de 8 tomes. On voit Red Cat évoluer dans sa ville natale, Tokyo. Attachant, ce chat nous donne de belles leçons de vie.


Je n’ai découvert ce manga qu’il y a que quelques mois, alors qu'il est sorti en 2016. C’est pour son graphisme sublime et effrayant de réalisme que je me suis intéressée à lui. J’ai ensuite trouvé une histoire passionnante, un monde imaginaire débordant de fantaisies et des personnages plein de caractère.