D'Homère à Houellebecque: vingt- cinq siècles de littérature à parcourir.

Bien sûr, il faut faire des choix. On ne peut pas tout lire. Une vie ne suffirait pas. On ne peut pas tout dire... Il faut bien s'y résigner.

Cette page propose de parcourir des oeuvres très classiques sélectionnées en fonction de mes propres explorations. La bibliothèque se construira progressivement à partir d'analyses ou de synthèses que mon expérience d'enseignante en lettres m'a donné l'opportunité de rédiger.


Thème n°5

Le festin dans la littérature et la figure implicite de l'ogre

mars 2020

Pétrone Satiricon

Le festin de Trimalcion

1er siècle ap. J.C.

chapitre LX

Service du 3ème plat: scène de chasse et sanglier

Rabelais Gargantua

L'apéritif de Gargantua

1534

chapitre XXXVIII

Comment Gargantua mangea en salade six pèlerins

Emile Zola L'Assommoir

Le festin de Gervaise

1877

chapitre VII

L'oie grasse de Gervaise

Mascarade et marcassins

“Sublime!” Clamâmes-nous en chœur, et les mains tendues au plafond nous jurions que ni Hipparque ni Aratus n’eussent été hommes à se mesurer à lui, lorsqu’arrivèrent des serveurs qui disposèrent devant les lits des descentes de lit sur lesquelles étaient représentés des filets, des guetteurs à l’affût avec des épieux, et tout un équipage de chasse. Nous ne savions encore où porter nos soupçons, lorsqu’une immense clameur s’éleva hors de la salle à manger, et qu’y déboula une meute de chiens de Laconie qui se mirent à courir dans tous les sens et jusqu’autour de la table.Suivit un plateau sur lequel était posé un sanglier de première grandeur, de surcroît coiffé d’un bonnet d’affranchi, avec, pendues à ses défenses, deux petites corbeilles tressées emplies, l’une de dattes de Carie, l’autre de dattes de la Thébaïde. Des marcassins faits de pâte croquante, disposés tout autour, comme suspendus aux mamelles, indiquaient qu’il s’agissait d’une laie. Ceux-là furent offerts comme cadeau à emporter. Quant au sanglier, il ne fut pas tranché par Tranche (nom de l'esclave) qui avait découpé les volailles. Un géant barbu serré dans des bandes molletières et revêtu d’une casaque bariolée se présenta, dégaina son couteau de chasse et en perça vivement le flanc de la bête, ouvrant une plaie d’où s’envolèrent des grives. Des oiseleurs étaient apostés avec des gluaux et les attrapèrent en un instant, voletant autour de la salle à manger. Sur quoi, ayant fait distribuer à chacun son oiseau, Trimalcion ajouta : « Voyez donc de quelle riche glandée ce cochon sauvage a été nourri ! » Et aussitôt des serveurs s’avancèrent vers les corbeilles pendues aux défenses et répartirent également entre les convives les dattes de Carie et celles de Thébaïde.


L'affranchi s'est enrichi et prend sa revanche. Son banquet est un magistral étalage de sa richesse et de sa puissance mais il chante faux, sa culture est stéréotypée, ses jeux de mots sont exécrables. Les mises en scène des plats ne font qu'accroître les artifices; les excès de chair et de vin conduisent au chaos. Derrière chaque chant, chaque histoire, chaque discussion faussement philosophique se profile, menaçante et sarcastique, l'ombre de la mort qui obsède Trimalcion et guette l'hôte autant que ses convives.

La salade de pèlerins

Le propos requiert que racontions ce qui advint à six pèlerins qui venaient de Saint Sébastien près de Nantes, et pour soi héberger celle nuit, de peur des ennemis, s’étaient mussés (cachés) au jardin dessus les pozyars (tiges de pois), entre les choux et les laitues. Gargantua se trouva quelque peu altéré & demanda si l’on pourrait trouver des laitues pour faire salade, &, entendant qu’il y en avait des plus belles et grandes du pays, car elles étaient grandes comme pruniers ou noyers, y voulut aller lui-même & en emporta en sa main ce que bon lui sembla. Ensemble emporta les six pèlerins, lesquels avaient si grande peur qu’ils n’osaient ni parler ni tousser. Les lavant donc premièrement en la fontaine, les pèlerins disaient en voix basse l’un à l’autre : « Qu’est-il de faire ? Nous [nous] noyons ici, entre ces laitues. Parlerons-nous ? Mais si nous parlons, il nous tuera comme espies (espions). » Et comme ils délibéraient ainsi, Gargantua les mit avec ses laitues dedans un plat de la maison, grand comme la tonne de Cîteaux, &, avec huile & vinaigre & sel, les mangeait pour soi rafraîchir devant souper, et avait ja engoullé (avalé) cinq des pèlerins. Le sixième étant dedans le plat, caché sous une laitue, excepté son bourdon qui apparaissait au-dessus. Lequel voyant, Grandgousier dit à Gargantua :

« Je crois que c’est là une corne de limaçon ; ne le mangez point.

- Pourquoi ? Dit Gargantua. Ils sont bons tout ce mois. »

Et, tirant le bourdon, ensemble enleva le pèlerin, & le mangeait très bien ; puis but un horrible trait de vin pineau, et attendirent que l’on apprêtât le souper.


Tout est dans l'excès, comme essentiel outil du burlesque. Excès de mots, excès d'images, excès de vie. Le gigantisme provoque une déformation du réel impitoyable. Les actes les plus banals: uriner, déféquer, dormir, manger, cueillir des salades, prennent une dimension monstrueuse, démesurée, qui permet une enflure infinie du langage, des énumérations, des hyperboles, des calembours; un énorme éclat de rire qui brave la misère, la famine et la mort, et les mettent au piquet de la dérision affûtée comme une arme puissante et indestructible par quoi tout se mélange et se broie. Grossir pour mieux vaincre.

L'oie mise en pièces

 Par exemple, il y eut là un fameux coup de fourchette : c’est-à-dire que personne de la société ne se souvenait de s’être jamais collé une pareille indigestion sur la conscience. Gervaise, énorme, tassée sur les coudes, mangeait de gros morceaux de blanc, ne parlant pas, de peur de perdre une bouchée ; et elle était seulement un peu honteuse devant Goujet, ennuyée de se montrer ainsi, gloutonne comme une chatte. Goujet, d’ailleurs, s’emplissait trop lui-même, à la voir toute rose de nourriture. Puis, dans sa gourmandise, elle restait si gentille et si bonne ! Elle ne parlait pas, mais elle se dérangeait à chaque instant, pour soigner le père Bru et lui passer quelque chose de délicat sur son assiette. C’était même touchant de regarder cette gourmande s’enlever un bout d’aile de la bouche, pour le donner au vieux, qui ne semblait pas connaisseur et qui avalait tout, la tête basse, abêti de tant bâfrer, lui dont le gésier avait perdu le goût du pain. Les Lorilleux passaient leur rage sur le rôti ; ils en prenaient pour trois jours, ils auraient englouti le plat, la table et la boutique, afin de ruiner la Banban du coup. Toutes les dames avaient voulu de la carcasse ; la carcasse, c’est le morceau des dames. Madame Lerat, madame Boche, madame Putois grattaient des os, tandis que maman Coupeau, qui adorait le cou, en arrachait la viande avec ses deux dernières dents. Virginie, elle, aimait la peau, quand elle était rissolée, et chaque convive lui passait sa peau, par galanterie ; si bien que Poisson jetait à sa femme des regards sévères, en lui ordonnant de s’arrêter, parce qu’elle en avait assez comme ça : une fois déjà, pour avoir trop mangé d’oie rôtie, elle était restée quinze jours au lit, le ventre enflé. Mais Coupeau se fâcha et servit un haut de cuisse à Virginie, criant que, tonnerre de Dieu ! Si elle ne le décrottait pas, elle n’était pas une femme. Est-ce que l’oie avait jamais fait du mal à quelqu’un ? Au contraire, l’oie guérissait les maladies de rate. On croquait ça sans pain, comme un dessert. Lui, en aurait bouffé toute la nuit, sans être incommodé ; et, pour crâner, il s’enfonçait un pilon entier dans la bouche. Cependant, Clémence achevait son croupion, le suçait avec un gloussement des lèvres, en se tordant de rire sur sa chaise, à cause de Boche qui lui disait tout bas des indécences. Ah ! Nom de dieu ! Oui, on s’en flanqua une bosse ! Quand on y est, on y est, n’est-ce pas ? et si l’on ne se paie qu’un gueuleton par-ci par-là, on serait joliment godiche de ne pas s’en fourrer jusqu’aux oreilles. Vrai, on voyait les bedons se gonfler à mesure. Les dames étaient grosses. Ils pétaient dans leur peau, les sacrés goinfres ! La bouche ouverte, le menton barbouillé de graisse, ils avaient des faces pareilles à des derrières, et si rouges, qu’on aurait dit des derrières de gens riches, crevant de prospérité. 



Gervaise offre à ses voisins un repas de fête pour célébrer sa réussite et étaler sa nouvelle prospérité. Gervaise, en sortant l'oie du four, jubile, et, une fois l'oie découpée, elle dévore. Elle s'approprie ainsi une prospérité qu'elle pense acquise, une identité petite bourgeoise qu'elle croit la mettre hors de portée de la misère et de la faim. Elle dévore sans retenue, sans prudence, à l'instar de ses hôtes dont la façon de manger révèle les failles, les défauts, les perversités. Et ce plaisir partagé de la dévoration, au lieu de les inscrire dans un univers de confort sinon de bonheur, met au jour de façon crue et poignante leur vulgarité, leur médiocrité, leur fragilité. Ainsi se profile en filigrane la déchéance prochaine qui frappe déjà à la porte de la petite blanchisserie ainsi que l'assène avec violence la dernière phrase du texte choisi: "(...) des faces pareilles à des derrières (...) de gens riches crevant de prospérité."

La figure de l'ogre

De ces trois textes, inscrits chacun dans un monde et dans un temps bien différents, surgit la figure de l'ogre, si prégnante dans notre littérature - et pas seulement dans les contes - et dans l'art.

Figure de celui qui veut s'approprier la richesse, la jeunesse, le pouvoir en dévorant ce qu'il convoite, en violant ce qu'il désire, en exécutant ce qu'il veut anéantir; figure transcendante qui fait exploser les limites de l'humain - dieu, demi-dieu, super héros, génie, géant, immortel prenant une forme animale ou humaine, parfois les deux associées - pour imposer sa toute-puissance sur la vie; figure symbolique qui associe le besoin de nourriture, l'appétence sexuelle, l'envie de meurtre pour signifier l'énormité du désir, son insatiabilité, son potentiel destructeur et le refus de sa propre mort.

Si l'ogre restait autrefois une figure d'exception, il est devenu aujourd'hui aussi banal que familier. En accédant à une certaine liberté et à une relative égalité de condition, nous sommes tous devenus des ogres puisque nous pensons notre accomplissement dans l'assouvissement légitime de nos désirs.

Mais la figure de l'ogre contemporain a changé: il a perdu son gigantisme et ses plis de graisse. Il a inversé le modèle. L'ogre au XXIème siècle est mince et élancé. Il mange végane et s'en félicite parce que ce n'est plus la nourriture qu'il convient de dévorer mais l'image. L'ogre ne s'approprie plus le monde par la bouche mais par l'oeil avec lequel il dévore à s'en provoquer les plus douloureuses indigestions ainsi que le souligne vigoureusement Alain Finkielkraut dans L'Ingratitude

Conversation sur notre temps chap.4 ed. Gallimard 1999 (cf. texte ci-dessous)


La société de consommation, en d’autres termes, ce n’est pas l’empire des signes mais, comme son nom l’indique, celui de la nutrition. Ce n’est pas le triomphe du toc et du factice, c’est l’apothéose des fonctions organiques. Ce n’est pas la vie confisquée, c’est la vie déchaînée, boulimique, et qui ne laisse à l’abri de sa voracité aucun objet du monde. Ce n’est pas la vie aliénée, c’est la vie aliénante et qui asservit les hommes à l’alternance perpétuelle du besoin et de l’assouvissement. Et, ajouterai-je avec Régis Debray, cette société met fin par la téléphagie au règne du spectacle. Grâce à la télévision, tout ce qui était éloigné dans une représentation, est désormais disponible, familier, banal. La séparation de la scène et de la salle s’efface : le dehors est dedans, la planète a sa place à l’intérieur de la cuisine, et l’œil lui-même absorbe ce qu’il voit, au lieu, pour le contempler, de s’en abstraire. C’est parce que la télévision nous gave que nous sommes enclins à nous gaver en la regardant et que, chaque jour, nous nous promettons sans succès de contrôler notre gloutonnerie optique. L’écran domestique est le lieu fatal d’un ruissellement perpétuel. Toutes les formes, toutes les différences, y sont emportées dans un océan indistinct, dans un mouvement sans commencement ni fin assignables. Tout y apparaît pour être aussitôt consommé. Tout coule et rien ne reste : il n’y a plus de choses durables, seulement des apparitions évanescentes. La permanence et la consistance du monde se dissolvent dans la sarabande des images et la surabondance des informations. La fluidité a raison de la stabilité.

A l’âge du visuel, le regard perd son ancienne éminence. L’œil ne contemple ni n’observe : il avale, il ingurgite, il s’abreuve, il est devenu une sorte de bouche. La soif et la faim tendent ainsi à s’imposer comme l’unique dimension de l’existence.

Thème n°4

Les fondamentaux de la justice dans notre tradition littéraire

février 2020

Platon La République Vème siècle avant J.C.

Le mythe de Gygès

Evangile selon

St Matthieu 1er siècle

Le sermon sur la montagne

Victor Hugo XIXème siècle

Les Misérables

Jean Valjean et l'évêque Bonnemain

Le mythe de Gygès

« Pour prouver que l’on ne pratique la justice que malgré soi et par impuissance de commettre l’injustice, nous ne saurions mieux faire qu’en imaginant le cas que voici. Donnons à l’homme de bien et au méchant un égal pouvoir de faire ce qui lui plaira ; suivons-les ensuite et regardons où la passion va les conduire : nous surprendrons l’homme de bien s’engageant dans la même route que le méchant, entraîné par le désir d’avoir sans cesse davantage, désir que toute nature poursuit comme un bien, mais que la loi ramène de force au respect de l’égalité. Le meilleur moyen de leur donner le pouvoir dont je parle, c’est de leur prêter le privilège qu’eut autrefois, dit-on, Gygès, l’aïeul du Lydien, Gygès était un berger au service du roi qui régnait alors en Lydie. A la suite d’un grand orage et d’un tremblement de terre, le sol s’était fendu, et une ouverture béante s’était formée à l’endroit où il paissait son troupeau. Etonné à cette vue, il descendit dans ce trou, et l’on raconte qu’entre autres merveilles il aperçut un cheval d’airain, creux, percé de petites portes, à travers lesquelles ayant passé la tête il vit dans l’intérieur un homme qui était mort, selon toute apparence, et dont la taille dépassait la taille humaine. Ce mort était nu ; il avait seulement un anneau d’or à la main. Gygès le prit et sortit. Or, les bergers s’étaient réunis à leur ordinaire pour faire au roi leur rapport mensuel sur l’état des troupeaux, Gygès vint à l’assemblée, portant au doigt son anneau. Ayant pris place parmi les bergers, il tourna par hasard le chaton de sa bague par-devers lui en dedans de sa main, et aussitôt il devint invisible à ses voisins, et l’on parla de lui, comme s’il était parti, ce qui le remplit d’étonnement. Et maniant de nouveau sa bague, il tourna le chaton en dehors et aussitôt il redevint visible. Frappé de ces effets, il refit l’expérience, pour voir si l’anneau avait bien ce pouvoir, et il constata qu’en tournant le chaton à l’intérieur il devenait invisible ; à l’extérieur, visible. Sûr de son fait, il se fit mettre au nombre des bergers qu’on députait au roi. Il se rendit au palais, séduisit la reine, et avec son aide attaqua et tua le roi, puis s’empara du trône. Supposons maintenant deux anneaux comme celui-là, mettons l’un au doigt du juste, l’autre au doigt de l’injuste ; selon toute apparence, nous ne trouverons aucun homme d’une trempe assez forte pour rester fidèle à la justice et résister à la tentation de s’emparer du bien d’autrui, alors qu’il pourrait impunément prendre au marché ce qu’il voudrait, entrer dans les maisons pour s’accoupler à qui lui plairait, tuer les uns, briser les fers des autres, en un mot être maître de tout faire comme un dieu parmi les hommes. En cela rien ne le distinguerait du méchant, et ils tendraient tous deux au même but, et l’on pourrait voir là une grande preuve qu’on n’est pas juste par choix, mais par contrainte, vu qu’on ne regarde pas la justice comme un bien individuel, puisque partout où l’on croit pouvoir être injuste, on ne s’en fait pas faute. Tous les hommes, en effet, croient que l’injustice leur est beaucoup plus avantageuse individuellement que la justice, et ils ont raison de le croire, si l’on s’en rapporte au partisan de la doctrine que j’expose. Si, en effet, un homme, devenu maître d’un tel pouvoir, ne consentait jamais à commettre une injustice et à toucher au bien d’autrui, il serait regardé par ceux qui seraient dans le secret comme le plus malheureux et insensé des hommes. Ils n’en feraient pas moins en public l’éloge de sa vertu, mais à dessein de se tromper mutuellement dans la crainte d’éprouver eux-mêmes quelque injustice. Voilà ce que j’avais à dire sur ce point.

Notes____________________________

1. Glaucon adopte ici la thèse très en vogue à Athènes selon laquelle la justice est une convention, contraire à la nature humaine, à son épanouissement et à son intérêt. On ne fait le bien que faute de ne pouvoir faire impunément le mal. Glaucon lui-même n’adhère pas à cette thèse et ne la développe que pour mieux pousser Socrate à la réfuter et à imposer sa conception d’une justice qui constitue le plus grand bien de l’homme.


2. L’identité historique de Gygès est très hypothétique et peu sûre. Il pourrait s’agir du Gygès qui s’empara, selon Hérodote, du trône de Lydie après avoir assassiné le roi Candaule ou d’un ancêtre du précédent. On s’accorde plutôt à penser qu’il s’agit là d’une fiction inventée de toute pièce par Platon selon une méthode qu’il utilise souvent et qui fait du conte une hypothèse philosophique permettant de poser au-delà des éléments narratifs les principes d’un raisonnement se prêtant lui-même à la réfutation.


3. Glaucon dégage ici la problématique de la nature et de la loi, un débat qui traverse l’ensemble de notre culture : l’homme est-il mauvais par nature ? De Machiavel à Hobbes, de Rousseau à Freud, le débat reste en suspend.

4. Socrate, en poursuivant son enquête sur la justice, va mettre les huit livres suivants de la République au service de la démonstration selon laquelle l’homme injuste, le tyran mène une vie malheureuse, asservi à ses besoins, esclave de son corps et oublieux de son âme. Dans la cité, l’homme juste obéit aux lois de la cité et poursuit sa quête de la vérité. La vie harmonieuse réside dans la possibilité de cet exercice de la pensée parallèlement au respect des devoirs du citoyen.


proposition d'analyse du mythe

Le contexte

Dans le 1er livre de La République, Thrasimaque soutient la thèse à la mode à Athènes selon laquelle la justice est une convention contraignante à laquelle on n’a pas intérêt à obéir : la justice ne profite jamais à celui qui la pratique. C’est le problème posé par La République et repris ici par Glaucon, frère de Platon, qui se fait l’avocat du diable. Comment fonder la valeur de la justice ? Comment faire en sorte que la justice soit louée et l’injustice blâmée ? Socrate, à partir du conte de Gygès, va devoir démontrer non seulement que la justice est nécessaire mais surtout que l’individu a intérêt à la pratiquer et que cette pratique de la justice est un bien pour lui.

L’implicite du problème posé par la pratique de la justice est celui de l’ordre naturel. Le chaos, le désordre et l’injustice sont dans l’ordre de la nature. Dans l’ordre naturel régi par la loi du plus fort, il est bon de commettre l’injustice et mauvais d’en être la victime. Ceux qui pratiquent la justice le font malgré eux, par impuissance, par incapacité d’agir autrement, donc par faiblesse et lâcheté. L’histoire de l’anneau de Gygès veut montrer que s’il a la possibilité de pratiquer librement et en toute impunité l’injustice, tout homme s’adonnera à l’injustice et l’exercera sans limite. La nature de l’homme est injuste. L’état de justice n’existe pas. La justice n’est donc pas un état mais un moyen fabriqué conventionnellement par la société pour contraindre l’homme à être juste, ce qui apparaît comme une nécessité pour la vie sociale. La justice n’est pas une finalité mais un moyen.

Les éléments narratifs

Le récit comporte tous les ingrédients du conte. Il ne vise pas le réalisme mais le symbolique. Le tremblement de terre évoque symboliquement le chaos. Le cadavre géant découvert dans le cheval d’airain et le vol de l’anneau d’or posent le principe du viol de sépulture comme transgression des lois sacrées qui limitent les connaissances et les pouvoirs humains, dans une sorte de défi volontaire ou involontaire à la mort, limite la plus implacable du genre humain. Cette symbolique se retrouve également dans la « légende du fiancé » à l’origine du mythe de Don Juan : un jeune fiancé, la veille de son mariage, après avoir fait la tournée du village pour enterrer sa vie de garçon, traverse le cimetière avant de rentrer chez lui et donne un irrespectueux coup de pied dans un tas d’ossements provoquant la colère de la mort qui l’invite à souper…Or, malgré les différences de registre et de contexte , Don Juan a des faux airs du Gygès muni de son anneau magique. Son invisibilité lui assurant l’impunité, le brave Gygès commet trois crimes consécutifs : il tue le roi, il séduit la reine et il prend le pouvoir : il s’agit là d’une trilogie criminelle symbolique, celle qui sous-tend le destin tragique d’Œdipe, celle qui pause comme crime suprême l’usurpation du pouvoir. Personne n’est capable de rester fidèle à la justice s’il concentre entre ses mains tous les pouvoirs.

Les leçons à tirer

La première leçon est d’ordre moral. Elle porte sur la nature humaine. Nul n’est naturellement juste. La justice n’est pratiquée que par contrainte, par peur de la répression ou par faiblesse. On ne fait le bien que faute de ne pouvoir faire impunément le mal, donc par peur du châtiment. C’est là une conception de l’homme très sombre qui contribue d’une part à suspecter toute action vertueuse, à suspecter la vertu même et qui, d’autre part accorde une importance politique inouïe au châtiment. Un axe de pensée qui, malgré la christianisation du monde occidental, conserve une vigueur déterminante dans notre conception de la vie collective et, particulièrement, de la justice.

La 2nde leçon est directement politique : si quelqu’un détient tous les pouvoirs, il sera nécessairement injuste. Celui ou ceux qui gouvernent doivent avoir des pouvoirs limités, donc divisés. Lorsqu’un homme s’arroge tous les pouvoirs, lorsqu’il est convaincu de son impunité, alors c’est la disparition assurée de la morale et de la civilisation : la « bête » resurgit et c’est la loi du plus fort qui règne. Le droit s’oppose à la force.

Cependant, une fois cela entendu, il reste à Socrate à démontrer que la justice est plus avantageuse que l'injustice, qu'elle est en elle-même le plus grand des biens. L’histoire de Gygès, en effet, admet l’injustice et le crime comme producteurs de bienfaits et de profits : d’humble berger anonyme, Gygès devient riche, puissant et adulé ! Le crime est un moyen facile d’obtenir tout ce dont on a envie, sans effort, sans contrainte et sans partage. Il apparaît comme un facteur essentiel d’accomplissement de la force vitale individuelle. Comment Socrate va-t-il procéder pour mener à bien sa démonstration ?

A la conception qui sous-tend l’histoire de Gygès, Socrate va opposer un autre modèle radicalement différent. Au modèle de Glaucon (commettre l’injustice comme plus grand bien, subir l’injustice comme plus grand mal, la justice comme niveau intermédiaire en tant que série de contraintes et de conventions) Platon oppose un modèle où le désordre et l’injustice sont dans l’ordre naturel des choses, où le monde humain constitue un monde intermédiaire qui relève de la raison et qui canalise la violence naturelle par la justice et ses contraintes, un stade intermédiaire nécessaire pour se libérer des contingences. Le bien suprême relève de l’ordre de l’esprit (le monde des idées)


Platon défend son modèle en posant une logique de progression possible jusqu’à l’accession à la lumière, à la vérité en s’aidant des outils pédagogiques que sont l’allégorie de la caverne et la théorie de la tripartition de l’âme. Cette conception platonicienne contient en germe la conception chrétienne et le principe de distinction entre l’ordre rationnel humain et l’ordre spirituel d’essence divine.

Ainsi Socrate réfute-t-il le modèle de Glaucon et fait de la justice un stade intermédiaire nécessaire mais qui n’est pas une finalité en soi, juste une étape pour accéder à l’ordre de l’esprit où la justice n’est plus nécessaire dans la mesure où la vérité est accomplie. Socrate démontre ainsi que l’homme injuste est malheureux, limité, asservi à ses besoins, privé de tout espoir d’accéder au Bien suprême.

Il y a cependant une 3ème leçon à tirer de l’histoire de Gygès et qui se constitue comme problème dans la doctrine platonicienne. Le récit fait la preuve que la justice se situe à l’intersection de la morale et du politique. Dans les sociétés humaines, le problème du mal est intrinsèquement mêlé au problème du pouvoir. Faire le mal, c’est toujours exercer un pouvoir indu, que l’on dérobe et que l’on s’approprie. La civilisation, la société, l’Etat apparaissent comme des forces organisatrices et équilibrantes qui limitent les pouvoirs qu’un homme est susceptible de s’octroyer. Ce faisant, elles confèrent à certains des pouvoirs que rien ne peut garantir qu’ils n’en abuseront pas. Si l’ordre de l’esprit est délivré de toute contingence, il ne peut s’accomplir dans l’ordre humain qui nécessairement doit accepter le risque de l’abus de pouvoir comme contingent à la nécessité même du pouvoir inhérente à lui-même.

Or, Platon, en proposant le modèle de la Cité Idéale, en associant la tripartition de l’âme aux trois ordres de la cité (cf. tableau ci-dessous), en faisant du sage le gouverneur de la cité, annule lui-même la distinction entre l'ordre humain de la raison et l’ordre idéal de l’esprit et de la quête de la vérité. Par cette annulation, il propose l’avènement au sein de la cité, de la vérité comme pouvoir suprême et commet ainsi la plus grande injustice, fondement de tous les totalitarismes

Là réside sans doute la plus forte leçon du mythe de Gygès : la justice est nécessaire afin de limiter le pouvoir de chacun, mais en tant que force contraignante, elle est elle-même une forme radicale de pouvoir, susceptible comme tout pouvoir, d’être injuste. La justice contient donc en elle-même l’injustice. Tout homme en charge d’exercer la justice devrait être profondément imprégné de la conscience de ce paradoxe.


Evangile selon Saint Matthieu

5, 38-48

38 » Vous avez appris qu'il a été dit: œil pour œil et dent pour dent.

39 Mais moi je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu'un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l'autre. 40 Si quelqu'un veut te faire un procès et prendre ta chemise, laisse-lui encore ton manteau. 41 Si quelqu'un te force à faire un kilomètre, fais-en deux avec lui.

42 Donne à celui qui t'adresse une demande et ne te détourne pas de celui qui veut te faire un emprunt. 43 » Vous avez appris qu'il a été dit : 'Tu aimeras ton prochain et tu détesteras ton ennemi.'

44 Mais moi je vous dis : Aimez vos ennemis, [bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous détestent] et priez pour ceux [qui vous maltraitent et] qui vous persécutent,

45 afin d'être les fils de votre Père céleste. En effet, il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. 46 Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les collecteurs d'impôts n'agissent-ils pas de même ?

47 Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Les membres des autres peuples n'agissent-ils pas de même ?

48 Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait.

Pour faire le lien entre les textes

Dans la droite ligne de Platon, le Christ abolit la nécessité de la justice. Il s’agit non seulement de renoncer à la vengeance proportionnelle telle qu’elle était posée dans l’Ancien Testament – ce qui était déjà en soi une avancée considérable – mais également de renoncer à ses droits et de surenchérir sur la peine infligée. Les exemples pris par le Christ sont un peu trop datés pour nous parler mais, pour faire simple, si on m’a volé dix euro, je ne crie pas « au voleur ! » mais je donne au voleur dix euro supplémentaires. C’est exactement ce que met en pratique l’évêque Bonnemain dans Les Misérables : Jean Valjean a volé l’argenterie, l’évêque lui donne en surplus les deux chandeliers d’argent. Et il précise bien : « c’est ton âme que j’achète ». Nous sommes dans l’ordre du célestiel, l’ancien monde des idées de Platon est devenu le monde du Père céleste ; Le monde de l’esprit, du Bien suprême, le monde de la perfection divine, l’ordre de la Vérité, celui que plus tard Pascal appellera l’ordre du cœur . Et dans ce monde là, la justice n’est plus nécessaire. Elle apparaît comme une institution toute humaine et imparfaite. Sans doute apparaît-elle dans sa vérité.

Est-ce à dire qu’il faut renoncer à la justice, certainement pas ; car il est raisonnable de penser que nul d’entre nous n’a atteint cette perfection. Il y a même fort à parier que nombreux sont ceux qui la honnissent.


Les Misérables tome I, livre 2, chap.12 (extrait)

Le forçat Jean Valjean a été accueilli chaleureusement au presbytère de l’évêque Bonnemain. Au petit matin, il s’est enfui en volant l’argenterie. La gouvernante, madame Magloire, découvre le vol et s’indigne tandis que l’évêque relativise la situation. Alors que l’évêque prend tranquillement son repas avec sa sœur et madame Magloire, il est interrompu.



Comme le frère et la sœur allaient se lever de table, on frappa à la porte.

– Entrez, dit l'évêque.

La porte s'ouvrit. Un groupe étrange et violent apparut sur le seuil. Trois hommes en tenaient un quatrième au collet. Les trois hommes étaient des gendarmes ; l'autre était Jean Valjean.

Un brigadier de gendarmerie, qui semblait conduire le groupe, était près de la porte. Il entra et s'avança vers l'évêque en faisant le salut militaire.

– Monseigneur, dit-il...

– A ce mot, Jean Valjean, qui était morne et semblait abattu, releva la tête d'un air stupéfait.

– Monseigneur ! murmura-t-il. Ce n'est donc pas le curé...

– Silence, dit un gendarme. C'est monseigneur l'évêque.

Cependant monseigneur Bienvenu s'était approché aussi vivement que son grand âge le lui permettait.

– Ah ! vous voilà! s'écria-t-il en regardant Jean Valjean. Je suis aise de vous voir. Et bien, mais ! je vous avais donné les chandeliers aussi, qui sont en argent comme le reste et dont vous pourrez bien avoir deux cents francs. Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts ?

Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le vénérable évêque avec une expression qu'aucune langue humaine ne pourrait rendre.

– Monseigneur, dit le brigadier de gendarmerie, ce que cet homme disait était donc vrai ? Nous l'avons rencontré. Il allait comme quelqu'un qui s'en va. Nous l'avons arrêté pour voir. Il avait cette argenterie...

– Et il vous a dit, interrompit l'évêque en souriant, qu'elle lui avait été donnée par un vieux bonhomme de prêtre chez lequel il avait passé la nuit ? je vois la chose. Et vous l'avez ramené ici? c'est une méprise.

– Comme cela, reprit le brigadier, nous pouvons le laisser aller ?

– Sans doute, répondit l'évêque.

Les gendarmes lâchèrent Jean Valjean qui recula.

– Est-ce que c'est vrai qu'on me laisse ? dit-il d'une voix presque inarticulée et comme s'il parlait dans le sommeil.

– Oui, on te laisse, tu n'entends donc pas ? dit un gendarme.

– Mon ami, reprit l'évêque, avant de vous en aller, voici vos chandeliers. Prenez-les.

Il alla à la cheminée, prit les deux flambeaux d'argent et les apporta à Jean Valjean. Les deux femmes le regardaient faire sans un mot, sans un geste, sans un regard qui pût déranger l'évêque.


Jean Valjean tremblait de tous ses membres. Il prit les deux chandeliers machinalement et d'un air égaré.

– Maintenant, dit l'évêque, allez en paix. – A propos, quand vous reviendrez, mon ami, il est inutile de passer par le jardin. Vous pourrez toujours entrer et sortir par la porte de la rue. Elle n'est fermée qu'au loquet jour et nuit.

Puis se tournant vers la gendarmerie :

– Messieurs, vous pouvez vous retirer.

Les gendarmes s'éloignèrent.

Jean Valjean était comme un homme qui va s'évanouir.

L'évêque s'approcha de lui, et lui dit à voix basse :

– N'oubliez pas, n'oubliez jamais que vous m'avez promis d'employer cet argent à devenir honnête homme.

Jean Valjean, qui n'avait aucun souvenir d'avoir rien promis, resta interdit. L'évêque avait appuyé sur ces paroles en les prononçant. Il reprit avec une sorte de solennité :

– Jean Valjean, mon frère, vous n'appartenez plus au mal, mais au bien. C'est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l'esprit de perdition, et je la donne à Dieu.



Thème n°3

Baudelaire: le goût de l'artifice

l'art renouvelé de l'allégorie

janvier 2020

Charles Baudelaire

Les Fleurs du mal 1861

Les tableaux parisiens

Allégorie de la simulation

Lorenzo Lippi 1640


Définition du Beau chez Baudelaire

Curiosités Esthétiques

Mon cœur mis à nu

Baudelaire réfute la conception classique du Beau fondée sur l’équilibre et l’harmonie.

Il met en scène dans les Tableaux parisiens le rapport qu’entretiennent la laideur et la beauté.


L'amour du mensonge

neuvième poème des Tableaux parisiens

Quand je te vois passer, ô ma chère indolente,

Au chant des instruments qui se brise au plafond

Suspendant ton allure harmonieuse et lente,

Et promenant l’ennui de ton regard profond ;


Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,

Ton front pâle, embelli par un morbide attrait,

Où les torches du soir allument une aurore,

Et tes yeux attirants comme ceux d’un portrait,


Je me dis : Qu’elle est belle ! et bizarrement fraîche !

Le souvenir massif, royale et lourde tour,

La couronne et son cœur, meurtri comme une pêche,

Est mûr, comme son corps pour le savant amour.


Es-tu le fruit d’automne aux saveurs souveraines ?

Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs,

Parfum qui fait rêver aux oasis lointaines,

Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs ?


Je sais qu’il est des yeux, des plus mélancoliques,

Qui ne recèlent point de secrets précieux ;

Beaux écrins sans joyaux, médaillons sans reliques,

Plus vides, plus profonds que vous-mêmes, ô cieux !


Mais ne suffit-il pas que tu sois l’apparence,

Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité ?

Qu’importe ta bêtise ou ton indifférence ?

Masque ou décor, salut ! J’adore ta beauté.

proposition d'analyse


Poème XCVIII des Fleurs du Mal, classé dans la partie « Les Tableaux parisiens »

Ode de 6 quatrains en alexandrins, rimes croisées

Allégorie du mensonge ou portrait d’une femme désirée ?

Baudelaire utilise une des formes les plus prisées de la rhétorique poétique depuis le moyen-âge (poésie – peinture – sculpture) pour évoquer une figure féminine mystérieuse mais il casse les codes de l’allégorie en modifiant les procédés et en renouvelant totalement le genre.

Une apparence de facture très classique pour l’évocation cachée d’un désir très intime et l’éloge affichée des artifices de l’artiste.



Un langage symbolique


Evocation de la femme comme « un portrait » v.8

Allégorie construite par accumulation d’objets : construction d’un réseau de symboles


v.2 la musique « au chant des instruments… »

v.5 la scène de théâtre : « aux feux du gaz… » v.7 « les torches du soir »

v.24 « Masque ou décor »

v.10 le souvenir « …royale et lourde tour » v.11 « couronne »

v.11 « la pêche » le fruit d’automne v.12 aux saveurs érotiques « souveraines » v.13

v.20 à 24 les yeux = écrins vides : « beaux écrins, sans joyaux »

« médaillons sans reliques »


Une allégorie libérée des contraintes


Baudelaire libère l’allégorie des codes classiques, d’où une signification des symboles instable.

Cette instabilité découle de l’inscription de la figure allégorique dans un espace déterminé et dans le temps ; la scène de théâtre et le souvenir.

Dans l’espace, la femme est en mouvement : elle « passe » sur un fond de musique, son allure est « indolente » « harmonieuse » elle « promène » l’ennui comme une exhibition jouée.

La femme suscite le désir chez le poète « ma chère indolente »

« tes yeux attirants »

« comme son corps pour le savant amour »

Mais ce désir est ambigu. Le poème alterne l’adresse directe à la femme v.1 et l’usage de la 2nde personne du singulier, et la mise à distance qui conviendrait à l’allégorie : 3ème quatrain

« Je me dis : Qu’elle est belle !... » et le passage à la 3ème pers. du sg.

Strophe 5 v.20 « Je sais qu’il est des yeux…» passage même à l’impersonnel

Retour au « tu » dans la 4ème strophe directement issu de l’impersonnel :

v.24 « Mais ne suffit-il pas que tu sois l’apparence »

vers clé de l’allégorie.

Le poète s’approprie l’allégorie et joue sur l’ambiguïté du désir et du mensonge.

Certains éléments restent énigmatiques (la pêche, la couronne) d’autres soulignent clairement la fausseté. Idéal féminin ? Beauté artificielle = séduction de l’artifice

La beauté de la femme est elle-même ambiguë :

« …lente…ennui…front pâle…morbide attrait…bizarrement fraîche…cœur meurtri…fruit d’automne…vase funèbre…pleurs…les yeux vides… »


Une atmosphère funèbre se dégage de ce portrait / anti – portrait ou contre – portrait ?

Pour Baudelaire, il n’est de beauté que fugitive et provisoire cf. « A une passante » ou fascinante comme la mort cf. « Danse macabre », ou encore, comme dans ce poème, artificielle.


Eloge de l’artifice = Eloge de l’art = amour du mensonge

Baudelaire s’adresse-t-il à une femme évoquée comme une amante ? se prend-il au jeu du désir en contemplant une actrice ou un portrait d’actrice ? peu importe…

La beauté baudelairienne réside dans l’artifice et la froideur que vient animer le désir du poète

Eloge des artifices dans l’art : une beauté sans vérité, sans contenu métaphysique, une beauté qui brille par la seule splendeur de ses artifices.

L’ambiguïté du poète est le lieu d’un plaisir esthétique nouveau. La référence à l’allégorie classique est elle-même un leurre, un artifice au service d’une nouvelle conception de la beauté qui puise son intensité dans la mise en représentation de sa fabrication même.

Le rapprochement avec « l’allégorie de la simulation » de Lorenzo Lippi permet de montrer précisément cette nouvelle esthétique proposée par Baudelaire et mise en oeuvre par les artistes de son temps.


En prolongement: le revers de la médaille allégorique:

Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres,

Et son crâne, de fleurs artistement coiffé,

Oscille mollement sur ses frêles vertèbres.

Ô charme d'un néant follement attifé.


Aucuns t'appelleront une caricature,

Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair,

L'élégance sans nom de l'humaine armature.

Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher !


Baudelaire Les Fleurs du mal; Tableaux parisiens

Danse macabre XII(extrait) 1861

Danse macabre: sculpture d'Ernest Christophe 1859

Une oeuvre qui a pu inspirer Baudelaire et qu'il a commentée dans ses Curiosités esthétiques publiées en 1868.


voir ci-dessous

« Figurez-vous un grand squelette féminin tout prêt à partir pour une fête. Avec sa face aplatie de négresse, son sourire sans lèvre et sans gencive, et son regard qui n’est qu’un trou plein d’ombre, l’horrible chose qui fut une belle femme a l’air de chercher vaguement dans l’espace l’heure délicieuse du rendez-vous ou l’heure solennelle du sabbat inscrite au cadran invisible des siècles. Son buste, disséqué par le temps, s’élance coquettement de son corsage, comme de son cornet un bouquet desséché, et toute cette pensée funèbre se dresse sur le piédestal d’une fastueuse crinoline. »


Thème 2

la poésie de la Renaissance : le blason


décembre 2019

Pierre de Ronsard - Maurice Scève - Joachim Du Bellay

1 Marie, vous avés la joue aussi vermeille

Qu'une rose de Mai, vous avés les cheveus

De couleur de chastaigne, *entrefrisés de neus, *entrelacés

4 *Gentement tortillés tout-au-tour de l'oreille. * grâcieusement

Quand vous estiés petite, une *mignarde abeille * mignonne

Dans vos lèvres forma son dous miel savoureus,

Amour laissa ses traits dans vos yeux rigoreus,

8 Pithon vous feit la vois à nulle autre pareille.

Vous avés les tétins comme deus mons de lait,

Caillé bien blanchement sus du jonc *nouvelet * diminutif de nouveau

11 Qu’une jeune pucelle au mois de juin façonne.

De Junon sont vos bras, des Graces vostre sein,

Vous avés de l'Aurore & le front, & la main,

14 Mais vous avés le cœur d'une *fière lionne. * cruelle


Trois figures féminines président l’inspiration du poète dans La Continuation des Amours de 1555 : Marie de Clèves, princesse de sang et favorite d’Henri III, Cassandre Salviati, italienne, fille de Bernardo Salviati, banquier de François Ier et Marie Dupin ou Marie de Bourgueil, jeune paysanne angevine.

Le sonnet ci-dessous illustre bien une étape cruciale dans le parcours poétique de Ronsard. En effet, deux manières se rencontrent et dialoguent dans ce sonnet : la recherche d’une poésie nouvelle, plus naturelle, plus spontanée, plus sensuelle, à la manière de Marie la paysanne angevine, et le respect d’une tradition pétrarquiste complexe et sophistiquée, à la manière de la belle Cassandre et des modèles italiens. L’abandon du décasyllabe, de règle dans les sonnets de Pétrarque et utilisé par Ronsard dans Les Amours de Cassandre de 1552, et l’adoption de l’alexandrin que Ronsard va imposer, révèle clairement cette évolution et la volonté du poète de mettre en valeur la langue française et la fluidité de l’écriture de l’amour et de la beauté.

On peut remarquer la simplicité d’un prénom courant et familier « Marie » à l’attaque du premier vers, en apostrophe, son inscription chrétienne : figure de mère, de pureté et d’abnégation ; sa sonorité prolongée : obligation de prononcer le « e » muet afin de respecter les douze syllabes du vers. « Vous avés... » cette adresse directe suggère une posture familière et sans intermédiaire. Marie est saisie dans son immédiateté, telle qu’elle apparaît au poète dans un présent d’actualité, naturelle et sans artifice. Suit la description de sa personne. Le prénom et le « vous » posent en ouverture la totalité de la personne. Le sonnet va décomposer cet ensemble.


1er quatrain : la joue, les cheveux, la coiffure simple et enfantine, l’oreille

2nd quatrain : les lèvres, les yeux, la voix

1er tercet : la gorge et les seins

2nd tercet : les bras et les mains + le cœur avec son sens médiéval = courage et déjà son sens précieux comme siège des passions et de la spiritualité.

Le second quatrain dramatise le portrait en racontant l’histoire des origines de cette beauté singulière à l’imparfait et au passé simple. La description du corps glisse au premier tercet vers une sensualité teintée d’érotisme : la comparaison « comme deus monts de laits » est filée sur deux vers de façon assez énigmatique comme si le poète choisissait de faire dévier l’écriture sur une image paysanne anodine : la jeune pucelle qui façonne les joncs au mois de juin, le mois des moissons, afin de ne pas se laisser emporter par le désir. Enfin, la chute du sonnet s’appuie sur une convention de l’amour courtois : au-delà de la jeunesse et de la simplicité de Marie, se profile une âme prudente qui repousse cruellement les avances du poète. La beauté attire et suscite le désir de l’ homme de chair mais la dame sait garder ses distances.

Cependant, cette description du corps de Marie répond aux règles du blason : une savante combinaison de modèles pour immortaliser une image idéalisée de la femme selon les canons de la poésie italienne et les motifs chers à la Renaissance.

Le prénom, Marie, est emblématique ; il réunit toutes les femmes aimées et aimables. L’adresse directe relève d’une convention que confirme l’absence totale du « je » dans l’ensemble du sonnet. L’évocation des parties du corps correspond à la règle du blason : chaque partie du corps se fait synecdoque de la femme aimée, mais surtout, le corps apparaît comme l’espace poétique d’un réseau symbolique complexe ; ce n’est pas l’immanence du corps particulier d’une Marie déterminée, c’est la construction esthétique d’un modèle idéal immortalisé. Ainsi, le second quatrain ne dramatise-t-il pas un passé particulier mais il évoque la génèse d’un modèle dans une action conjuguée de la nature et des dieux. En effet, l’ensemble du sonnet met en représentation poétique les figures allégoriques à l’origine du modèle :


- la rose et sa couleur vermeille : symbole de la passion amoureuse, de la vie et de la jeunesse, mais aussi, en contre-point, du temps qui passe et du caractère éphémère de la beauté.

- L’abeille et le serpent : l’âme et l’esprit, un axe qui relie le ciel et la terre

- le lait et le miel : offrandes déposées dans le tombeau, garanties de régénérescence et de résurrection

- Amour, Eros chez les grecs, fils de Vénus (Aphrodite chez les grecs) et son messager avec comme attribut, un arc et un carquois de flèches. Dans l’image du vers 7, ce sont les yeux de Marie qui deviennent le carquois d’Amour.

- Pithon, une double interprétation possible en raison de la graphie

Peitho, océanide, compagne d’Aphrodite, allégorie de la force de persuasion et de la séduction

Python, fille de Gaïa, dragon femelle qui veille sur l’oracle de Delphes, tuée par Apollon qui se rend ainsi maître des oracles

Alors, la voix de Marie, porte-t-elle une parole de séduction ou une parole de divination ? Les deux peut-être ?

- Junon , Héra chez les grecs, épouse de Jupiter (Zeus), « la déesse aux bras blancs » chez Homère, protectrice de la fécondité, ennemie d’Aphrodite.

- Les trois Grâces : Euphrosine allégorie de l’allégresse,Thalie, allégorie de l’abondance, Aglae, allégorie de la beauté éblouissante, éternellement belles et jeunes, globalement, allégorie de la plénitude féminine, du plaisir de donner et de recevoir.

- Aurore, Eos en grec, divinité chargée d’ouvrir les portes du ciel au char du soleil, sœur d’Hélios (le soleil) et de Séléné (la lune). Elle répand sur la terre les larmes (la rosée) et la lumière.

- la lionne, symbolise la force, le courage et la puissance, constitue la chute du sonnet, mise en valeur par la diérèse et par l’adjectif « fière ».


A l’envolée légère qui saisit la jeune fille Marie dans sa fraîcheur et sa spontanéité s’allie la composition sophistiquée du portrait idéalisé d’un modèle féminin immortel. Et si aujourd’hui, la lecture de ce poème exige la connaissance des clés symboliques qui en constituent l’architecture, il ne faut pas oublier que pour le lecteur contemporain de Ronsard, ces clés étaient des évidences, quasiment des lieux communs, que la musicalité novatrice du sonnet permettait de renouveler. Un autre axe d’analyse qui mériterait d’être exploité.


Un conseil de lecture : Jeanne Bourin

Les Amours blessés Folio 1987

L’histoire mouvementée et romanesque de Cassandre Salviati, femme de la Renaissance, et de sa passion sulfureuse avec le poète. Une restitution soignée et pertinente d’un univers riche, complexe et violent, ravagé par les conflits et les guerres.

Thème n°1

Le mythe de Phèdre au théâtre

novembre 2019

Euripide - Sénèque - Racine

Le mythe est avant tout un outil de connaissance. Il sert à poser des hypothèses, à interroger la nature humaine et l’origine de l’homme. Il sert à explorer les limites de cette nature, les limites du monde et des hommes. Les Anciens usent de deux modalités de représentation du monde : une modalité rationnelle fondée sur l’observation et la déduction ; ce qu’on a appelé le matérialisme : observation du ciel, des planètes, des plantes, des animaux, du corps humain ; et une modalité « idéale » fondée sur les idées et l’imagination : passer par l’imaginaire pour représenter et interroger ce qui échappe à l’observation et à la raison, c’est le rôle du mythe ; et l’art et le récit se mettent à son service.

Le mythe de Thésée


​Le mythe de Phèdre entre dans un cycle de récit dont l’épicentre est la cité d’Athènes et la figure centrale, Thésée.

Thésée est le fils d’Egée et d’Ethra. C’est aussi le compagnon d’Héraklès ; il est associé à presque tous les travaux du demi-dieu, fils d’Alcmène et de Zeus. Une guerre éclate entre Athènes et Cnossos en Crète, au cours de laquelle le fils du roi Minos est tué. En compensation, Egée envoie son fils Thésée pour libérer la Crète du Minotaure, châtiment de la faute de Pasipahae, épouse du roi Minos, qui s’est accouplée avec le taureau blanc pour donner naissance à Asterion dit le Minotaure, un monstre à tête de taureau et au corps d’homme. Aidé par le fil d’Ariane, fille de Minos, Thésée descend dans le labyrinthe construit par Dédale, tue le Minotaure et remonte vainqueur. Thésée rentre à Athènes avec les deux sœurs, Ariane et Phèdre. En chemin, il abandonne Ariane sur l’île de Lesbos. En arrivant à Athènes, il oublie de monter la voile blanche, signe de sa victoire. Egée, qui guette son retour du haut des falaises, le croit mort et se jette dans la mer qui portera son nom. Après avoir éliminé les Pallantides, les 50 fils de Pallas, qui prétendaient monter sur le trône et contestaient sa légitimité, Thésée devient roi d’Athènes, épouse Phèdre et part rejoindre Héraklès qui a projeté d’enlever Proserpine reine des Enfers. D’un premier mariage avec l’amazone Antiope, Thésée avait eu un fils, Hippolyte.

Le mythe des Amazones


​Les Amazones : celles qui sont privées d’un sein (µɛȥóς en grec). C’est un peuple de femmes guerrières et chasseresses, descendantes d’Arès et Artémis et de la nymphe Harmonie. Elles se gouvernent seules. Les hommes sont esclaves, chargés des travaux dégradants et serviles. Elles ne s’unissent qu’avec des étrangers et ne gardent que les enfants de sexe féminin. Elles tuent les enfants mâles ou les rendent aveugles et boiteux. Elles brûlent le sein droit des filles pour faciliter la pratique de l’arc. Leur royaume se situe en Thrace ou en Scytie ou sur les pentes des Monts du Caucase, dans des régions inexplorées et mythiques. Le duo Thésée/Héraklès décide de mener une expédition contre les Amazones. Héraklès veut s’emparer de la ceinture de leur reine. Thésée enlève Antiope qui tombe amoureuse de lui. Pour se venger, les Amazones envahissent l’Attique et marchent sur Athènes mais sont repoussées par les Athéniens. Antiope meurt au cours de la bataille. Hippolyte, fruit des amours de Thésée et d’Antiope, affronte à son tour les Amazones et les soumet. Ainsi Thésée et Hippolyte ont-ils rétabli la juste frontière entre les sexes ; les femmes sont reléguées à leur rôle domestique. Hippolyte voue un culte à Artémis et refuse tout sentiment amoureux. Il ne se destine qu’à la chasse. Vénus, jalouse, se venge en rendant Phèdre follement amoureuse de son beau-fils. Elle cède à cette passion alors qu’elle croit Thésée perdu aux Enfers. Le retour inattendu de Thésée entraîne la mort d’Hippolyte et de Phèdre.

La Phèdre de Racine

Le thème du double

il se décline

-dans les personnages humains ou divins:

Thésée/Héraklès – Phèdre/Ariane – Artémis/Aphrodite

-dans la nature des motifs du mythe:

l’Amazone : femme/homme – le Minotaure : taureau/homme – Héraklès : homme/dieu

Thésée : vivant/mort – Phèdre : coupable/victime – Thésée : aveugle/lucide

- dans les situations dramatiques:

Thésée : maître incontesté/maître manipulé – Hippolyte : orgueilleux/humilié –

Phèdre : Amour/haine – la nourrice : protectrice/prédatrice

Et Racine, en inventant le personnage d’Aricie crée une double intrigue, une figure symétrique de la passion :

* dans l’acte I,1 Hippolyte avoue à Théramène son amour interdit pour Aricie

* dans l’acte I,3 Phèdre avoue son amour interdit pour Hippolyte à La Nourrice.

Croyant Thésée mort et leur amour possible,

* dans l’acte II, 2 Hippolyte avoue son amour à Aricie

* dans l’acte II,5 Phèdre avoue son amour à Hippolyte


Et c’est le retour de Thésée qui vient provoquer la confusion et l’enchaînement des péripéties.

Cette dualité constante est inhérente à l’appréhension métaphysique de la vie. Elle est inscrite dans le mythe des amazones que prolonge celui de Phèdre : que signifie la rupture entre le féminin et le masculin ? Pourquoi y a-t-il deux sexes ? Tout ce qui fait la vie humaine est double, l’homme n’est pas un animal, mais il est bestial, il n’est pas un dieu, mais il est d’essence divine. Et dans la vie humaine, il n’y a pas de bien sans mal, pas de naissance sans mort, pas de bonheur sans malheur, pas d’abondance sans disette. Et cette dualité fondée sur une division originelle, nourrit le tragique de la condition humaine..

Le thème de la faute

L’autre thème central est celui de la faute : la faute tragique est au cœur de toutes les tragédies antiques comme ressort essentiel de la question très politique du vivre ensemble. C’est poser le problème du mal et montrer comment il agit en toute puissance malgré les efforts et les combats des personnages pour lutter contre lui.


Phèdre – comme Oedipe, mais c’est une autre histoire – porte sur ses épaules la faute de sa mère et de ses amours contre-nature, l’abandon d’Ariane, l’indifférence amoureuse d’Hippolyte entraînant la colère de Vénus. Et le poids de ces fautes dont elle est innocente, l’amène à commettre elle-même une faute irréparable : la mise en accusation d’Hippolyte.


Dans la tragédie de Racine, lorsque Phèdre entre en scène à l’acte I, elle est déjà perdue, détruite par une passion dont elle ne contrôle ni les effets ni les symptômes. Aucun suspense dans ces tragédies. On connaît la fin inexorablement tragique. Ce que le spectateur contemple, c’est la dimension esthétique de cette faute, de ce mal qui ronge l’héroïne et qui détruit tout autour d’elle. Une esthétique portée uniquement par le verbe au XVIIème, alors que l’antiquité orchestrait autour de la parole tragique un spectacle de musique, de chant et de danse qui en rehaussait l’impact. Et le mal s’étend aux personnages qui entourent Phèdre : Hippolyte devient un agresseur immonde, Thésée se venge aveuglément, la nourrice se fait vecteur de la faute… L’agonie en cinq actes d’une femme dévorée par la passion : ainsi pourrait-on résumer la tragédie de Racine.


Les fautes des Pères rejaillissent sur leur descendance et le mal est associé à toute vie humaine, perpétré, reconduit, confirmé, rétabli sous les formes les plus diverses. Et le terreau du mal, c’est l’orgueil : orgueil d’Hippolyte qui se veut au-dessus des banales amours humaines, orgueil de Thésée qui croit pouvoir faire justice, orgueil de Phèdre qui donne à sa faute la beauté de la passion et qui se contemple dans sa souffrance, orgueil même de la nourrice qui croit pouvoir sauver sa maîtresse…


Ce poids de la faute que chaque génération traîne après soi, consciemment ou non, on le retrouve dans toute notre littérature, souvent d’ailleurs associé au thème du double. Le plus marquant est sans doute Dostoïevski. On pourrait citer l’ensemble de son œuvre. On se contentera de Crime et Châtiment qui est, sur ce point, l’œuvre la plus emblématique, la plus bouleversante aussi car pétri de modernité dans un effort, sans succès, de faire entrer dans l’équation la perspective chrétienne du pardon qui a bien du mal à éclaircir l’horizon.


Les tragédies à Athènes au Vème siècle avt. J.C. étaient écrites pour une seule représentation, celle du brillant concours organisé dans le cadre du culte de Dionysos. Deux mille cinq cents ans plus tard, elles sont toujours mises en scène et font l’objet de nombreuses études critiques car nul n’a encore épuisé leur portée et leurs significations. Les problèmes qu’elles soulèvent restent entiers. Elles demeurent incontestablement porteuses « d’une révélation insupportable », selon la formule de Paul Ricœur(1), celle de l’homme aveugle, conduit à sa perte par les dieux, c’est à dire par le destin et par l’orgueil, une révélation que notre monde contemporain a appris à décliner autant dans la réalité que dans la fiction avec des moyens tout autres mais dont les fondamentaux restent enracinés dans ce patrimoine culturel toujours incroyablement vivant.


Lecture conseillée en prolongement :


La curée  Emile Zola : Une Phèdre au cœur du XIXème et des grandes manigances financières et immobilières dans Paris. Une transposition du mythe surprenante qui en démontre la plasticité.



(1) Paul Ricœur La Philosophie de la volonté Tome1  Finitude et culpabilité