Le richesse de la littérature étrangère contemporaine mérite de recevoir une place de choix sur ce site. Les oeuvres présentées sur cette page, d'ici ou d'ailleurs,sont choisies en fonction de leur qualité, de leur originalité et de leur épaisseur humaine. Parfois, oubliées ou négligées par la presse littéraire, elles méritent d'être lues, relues et saluées comme le témoignage de l'extraordinaire créativité de notre temps.

En ce qui concerne les oeuvres d'auteurs étrangers, il est important de noter le travail d'excellence des traducteurs qui parviennent à restituer dans notre belle langue française la personnalité et l'originalité de styles qui appartiennent à une autre langue. Qu'ils en soient remerciés et salués à leur tour.

David Peace

Tokyo année zéro

Editions Payot & Rivages 2008

Premier volume d'un cycle consacré à la ville de Tokyo après la seconde guerre mondiale, ce roman s'inspire d'un fait divers qui sert de point de départ à la construction d'un thriller hors norme, un renouvellement du genre que poursuit Tokyo, ville occupée (2008) et Tokyo Redux (2020), pour ceux qui ont le coeur bien accroché.

Bien que dans le Tokyo de 1946, les malheureux personnages de Tokyo année zéro soient accablés par une chaleur humide et implacable au cœur du mois d’août 1946, je suis glacée d’effroi, de tristesse et de détresse tout au long de cette enquête sur des crimes sordides dont la noirceur fait presque pâle figure ainsi immergée dans un monde détruit, un monde de cendres, de gravats, de vermine et de famine.

Le récit est conduit à la 1ère personne. Ainsi le lecteur entre-t-il dans la conscience de l’inspecteur Minami, de la police de Tokyo, une conscience déchirée entre un métier qui n’a plus de sens, une maîtresse qui n’a plus de réalité et une famille qui n’a plus d’existence. Pour ces trois univers qui font la vie d’un homme, il n’y a plus de pensée possible. Alors les seuls mots qui subsistent dans la conscience de Minami ce sont ceux de la faim, ceux de la crasse et du dégoût, ceux de la défaite et de la mort, ceux de la sueur et des démangeaisons, gari-gari.


Et pourtant l’inspecteur Minami « compte au nombre des vivants ». Malgré tout, l’inspecteur Minami mène l’enquête.


Souvent les romanciers prennent un malin plaisir à effacer la frontière entre le rêve et le réel. David Peace, lui, sans plaisir, s’emploie à faire disparaître la frontière entre la mémoire et la conscience du réel, entre le souvenir omnipotent du passé et la perception inéluctable et insupportable du présent, de ce mois d’août infâme de l’année 1946. Ainsi, au fil des pages, surgissent les images insaisissables des temps glorieux de l’Empire du Levant, de l’ordre ancestral des êtres et des choses, et des fulgurances sanglantes de la guerre qui détruit encore les vivants après avoir anéanti les morts. Et le personnage de Minami est enfermé, emprisonné dans ce puissant conflit intérieur entre un passé qui veut s’imposer et un présent qu’il faut vivre, car Minami ne veut pas se souvenir mais Minami ne peut pas oublier : « je ne veux pas me souvenir...Mais ici dans la pénombre, je ne peux pas oublier... » C’est dans cette étroite et épineuse intersection que survit la conscience de Minami, cellule du malconfort si exiguë qu’aucune posture n’y est tenable ; cellule aux murs de laquelle se cogne, page après page, le lecteur assidu et qui ne s’inscrit dans une réalité objective que dans les dernières pages.

Et pourtant l’inspecteur Minami « compte au nombre de ceux qui ont eu de la chance. » Malgré tout, l’inspecteur Minami mène l’enquête.


Effectivement, le lecteur suit l’inspecteur Minami dans son enquête : quatorze jours d’enquête dans une chaleur torride, sous un soleil de plomb. Ce ne sont pas seulement les ruines des palais, des temples, des immeubles et des rues de Tokyo que j’arpente avec lui, ce sont aussi celles des âmes, des cœurs et des consciences de ceux qui survivent. Et l’on étouffe sous les gravats, on sue de honte et d’humiliation, on pleure de haine et de dégoût. Seules les sensations dominent : le chiku-taku de la montre, le ton-ton du marteau, le potsu-potsu des gouttes de pluie qui tombent enfin sans rien rafraîchir, en transformant la poussière en boue, le gari-gari du grattement des ongles sur la peau, la faim, la crasse, la peur, la haine. Tout cela se juxtapose et interfère pour devenir un magmas humain confus et inconnaissable. Et tout cela sans perdre le formalisme d’une courtoisie sans faille. On se salue, on s’incline, on s’excuse, on s’incline à nouveau, on ne discute pas les ordres, on obéit, on s’incline encore, on s’essuie le visage et on s’essuie la nuque, on remercie, on s’incline, même vaincu, même brisé, même en miettes, même la mort au cœur et l’arme à la main, on s’incline et on s’excuse, car, n’est-ce pas, « personne n’est qui il prétend être ».

Les victimes s’accumulent et s’entassent ainsi que les questions sans réponses, ainsi que les mensonges. Et chaque fois que l’on croit apercevoir une éclaircie, elle s’assombrit, retourne, dés qu’elle est saisie par l’œil, dans le pays des ombres. Et lorsqu’on s’échappe de Tokyo, on croit bêtement qu’on va mieux respirer hors de la ville en ruine, à la campagne, dans le département de Tochigi. Mais c’est un leurre. Il y fait aussi chaud et les cadavres s’y accumulent plus encore. On jongle avec les squelettes, les débris de vêtements, on entasse tout dans les sacs de l’armée de Minami et on porte le fardeau… Et la question demeure : qui est qui ? Parce que « personne n’est qui il prétend être. »


Alors, parvenue au bout du chemin, sagement repliée dans la cellule obtuse de mon pauvre esprit épuisé, je mets fin à l’épreuve et je referme le livre. Je m’essuie le visage et je m’essuie la nuque. Mais ça me démange encore, gari-gari...

Antonio Munoz Molina

Dans la grande nuit des temps

La Noche de los tiempos

Edition Seix Barral 2009 Barcelone

Traduction française de Philippe Bourrelier

Edition du Seuil 2012

S’immerger dans l’univers de Muñoz Molina, c’est un acte de renoncement à ses propres repères. Sans ce renoncement, la lecture restera en surface, rugueuse et laborieuse, comme l’ascension interminable d’un escalier dont on ne gravit quelques marches que pour mieux les redescendre sans qu’il y ait, en apparence, le moindre obstacle à franchir. Ce qui produit cet effet insolite et déroutant, c’est le traitement du temps, car c’est bien « dans la grande nuit des temps » que le romancier espagnol nous fait subtilement mais impérativement entrer. Naïf, en entamant sa lecture avec gourmandise, le lecteur innocent n’y prend pas garde, et pourtant, tout est mis en place dans un fabuleux incipit, une magistrale ouverture qui pose avec soin et exactitude les principes qui procèdent de la construction du roman.


Ce n’est pas par hasard si le personnage principal, Ignacio Abel, est architecte, si son sempiternel cartable à Madrid, ou sa pauvre valise à Paris, à New-York, à Rhineberg, sont bourrés de dessins et de plans de bâtiments, ceux qui ont été bâtis, ceux qui sont abandonnés, ceux qui sont rêvés, ceux qui sont à venir… Ils préfigurent dans le roman l’ample et complexe architecture romanesque dont la pierre d’angle est le temps.


Le temps de la narration est d’emblée centré sur le personnage d’Ignacio Abel, perdu dans une gare immense, la gare de Pennsylvanie à New-York, effrayé, misérable, déserteur mais constant. Le temps de l’écriture apparaît dès la deuxième phrase : « je le vois d’abord de loin, parmi la foule de l’heure de pointe... » et à plusieurs reprises : « Je l’ai vu de plus en plus clairement, surgi de nulle part, arrivant du néant, né d’un éclair de mon imagination, sa valise à la main... » (…) « Avec la précision d’un rapport de police ou celle d’un rêve, je découvre les détails réels. Je les vois surgir devant moi et se cristalliser... ». Et ce « je » de l’écriture, de la conception du roman, très présent dans les premières pages, s’efface pour resurgir de temps à autre à des moments clés de la narration, et, bien sûr, dans les dernières lignes, pour poser un regard suspendu cette fois au personnage de Judith qui prend le relai du voyage, mais dans l’autre sens, de New-York à Madrid : « Je la vois de profil, plus nette à mesure que l’aube arrive (…) d’un demain proche qu’elle n’entrevoit pas et je suis incapable moi aussi d’imaginer son avenir ignoré et perdu dans la grande nuit des temps. » Ainsi le romancier se résout-il à renvoyer dans le néant ses personnages et met ainsi un point final à son écriture.

Le temps de la narration, qui doit supporter tous les obstacles et les tragédies du réel, est totalement soumis à l’errance d’Ignacio Abel. Son errance physique pose le cadre précis de son voyage hasardeux et difficile de Madrid, en pleine guerre civile, à Rhineberg au Campus du Burton College, et une temporalité courte : les dernières semaines d’octobre 1936 ; ou le cadre tout aussi précis de ce tragique été 36 à Madrid en quête de l’amante perdue, de l’ami allemand disparu, des papiers officiels nécessaires à son départ. Son errance amoureuse emporte avec elle les fulgurances d’une passion intense rehaussée par les aléas, les mensonges, les secrets d’une liaison adultère qui s’étale sur un peu plus de huit mois, d’octobre 35 à juillet 36, et qui met en miroir Adela, l’épouse délaissée et Judith, la maîtresse perdue, l’Espagne immobile et l’Amérique en perpétuel mouvement. Son errance morale s’étale sur une vie entière et conjugue les figures qui construisent l’épaisseur d’un homme : l’enfant orphelin, le jeune homme ambitieux, l’époux et le père ayant accédé à une réussite professionnelle inespérée, l’amant prêt à tout sacrifier mais qui ne sacrifie rien ; et cette errance charrie son lot d’amours sincères, de regrets, de remords, d’erreurs, de colères, de lâchetés, de culpabilités.


Le temps d’un voyage, le temps d’une passion, le temps d’une vie. Et ces trois temps se télescopent, s’interpellent, interfèrent, surgissent au gré de la conscience d’Ignacio Abel et de ses états d’âme en fonction des événements qu’il vit. Comme dans la réalité, où nos souvenirs, nos pensées, nos interrogations se mélangent et s’entrechoquent sans souci de la chronologie ni de la répétition, nous suivons le fil distendu et anarchique de la pensée du personnage qui bute sans cesse sur certains épisodes de sa vie. Et sa vie nous apparaît comme un puzzle à reconstruire, avec sans cesse la nécessité de revenir sur certaines articulations pour préciser, pour ajuster, pour mettre en contexte, pour éclairer le fragment de vie d’un sens nouveau en fonction d’autres pièces du puzzle qui n’étaient pas encore connues ; une architecture qui utilise tous les possibles de l’espace romanesque : la hauteur, la largeur, la profondeur, et la quatrième dimension, celle du temps. Et ce procédé fait éclater le troisième temps : le temps de l’Histoire. Passant sans cesse de l’arrière-plan au premier plan de la narration, l’Histoire s’impose comme un temps implacable qui scelle les destins, pulvérise tout sur son passage et contraint à accepter l’inacceptable. Sa logique échappe à ceux qui voudraient en être les instigateurs autant qu’à ceux qui souhaiteraient rester en marge. Et elle déroule son tragique parcours sans crainte d’être arrêtée puisque ses pires absurdités et ses pires cruautés s’enfoncent inexorablement dans la grande nuit des temps, garantissant ainsi la possibilité d’être sans cesse perpétrées dans un éternel recommencement.


Enfin, signalons la remarquable qualité de la traduction de Philippe Bataillon qui parvient à restituer l’épaisseur littéraire et humaine de ce très grand roman.